
Peuples-monde de la longue durée. Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens de Michel Bruneau
S’inspirant du modèle de Fernand Braudel d’économie-monde, Michel Bruneau définit le peuple-monde comme une « entité sociopolitique et culturelle dont la dimension dépasse celle d’un seul État, empire ou État-nation, et se situe à une échelle continentale et/ou mondiale grâce à sa diaspora ».
Pourquoi seuls quelques peuples peuvent faire remonter leur origine à l’Antiquité ? Dans son essai, Michel Bruneau, auteur d’un ouvrage remarqué sur l’Eurasie (L’Eurasie. Continent, empire, idéologie ou projet, CNRS Éditions, 2018), en a retenu six. Trois d’entre eux, eurasiatiques, ont pu s’appuyer sur une population nombreuse et un territoire vaste et isolé, ce qui leur a permis de résister aux conquêtes : Chinois, Indiens, Iraniens. Trois autres ont une population plus réduite et un territoire plus petit, mais une diaspora mondiale ancienne et renouvelée à diverses époques : Grecs, Juifs, Arméniens.
Quels sont les facteurs qui contribuent à expliquer une telle longévité, un tel rayonnement mondial et une telle résilience ? La religion, la structure sociale, les institutions politiques, la langue et la culture ? Posséder l’un de ses attributs n’a guère été suffisant sur la longue durée. Les Égyptiens, avant d’être christianisés, puis islamisés, ont vécu près de trois mille ans et créé l’une des premières civilisations ; ils sont aujourd’hui un peuple arabe parmi d’autres. Les Vietnamiens, les Tigréens d’Éthiopie et quelques autres peuvent faire remonter leur origine à l’Antiquité, mais ne sont pas des peuples-monde. Les Japonais ont une profondeur historique, mais pas aussi ancienne ; il en est ainsi des Allemands et des Russes. Les Français, les Anglais et les Américains ont construit une puissance mondiale, en partie grâce à leur capacité à assimiler des migrants de diverses origines. Les Espagnols, les Portugais et les Italiens, issus de la décomposition de l’Empire romain, sont aussi des peuples-monde, mais n’ont pas la même profondeur historique.
S’inspirant du modèle de Fernand Braudel d’économie-monde, Michel Bruneau définit le peuple-monde comme une « entité sociopolitique et culturelle dont la dimension dépasse celle d’un seul État, empire ou État-nation, et se situe à une échelle continentale et/ou mondiale grâce à sa diaspora ». Les peuples résilients de longue durée ont vécu aux frontières, dans l’entre-deux des grands empires ou royaumes voisins : entre Mésopotamie et Égypte pour les Hébreux, entre Empires byzantin, puis ottoman et perse, et/ou le califat pour les Arméniens. Ils ont très tôt constitué une diaspora de dimension méditerranéenne, européenne ou eurasiatique, puis, plus récemment, mondiale.
En définitive, c’est une langue, de solides structures claniques et/ou tribales, une religion, qui peut avoir changé à une époque ancienne de leur histoire, qui ont été les principaux facteurs de leur cohésion permettant cette résilience. Les Grecs, puis les Romains, les Perses ou Iraniens, les Chinois et les Indiens ont constitué des États impériaux dans la longue durée. Quels facteurs communs se retrouvent chez ces peuples-monde, en dehors de l’importance de leur diaspora, parfois nettement plus importante que leur population nationale ? Pour trois de ces pays (Grèce, Chine, Inde), la marine marchande a joué un rôle important dans leur insertion mondiale ; pour les trois autres, elle est faible (Iran, Israël) ou inexistante (Arménie). Pour les six pays, la puissance militaire importe beaucoup, étant engagés dans des conflits armés non résolus (Israël, Arménie, Inde) ou confrontés à des puissances antagonistes ou concurrentes (Chine, Iran, Grèce). Au-delà de leur diversité, certains de ces peuples-monde ont acquis au cours de leur histoire une dimension mondiale en créant un empire et une zone d’influence culturelle et politique dans l’espace eurasiatique et/ou une diaspora qui est devenue mondiale au xxe siècle.