
Savoir pour pouvoir. Sortir de l’impuissance démocratique de François Cornut-Gentille
Les maux de la démocratie française trouveraient-ils racine dans l’appauvrissement de son débat public ? Dans l’emballement médiatique qui a modifié le mode d’exercice du pouvoir ? Dans l’inadaptation de l’État à l’évolution sociale et politique du monde ? Dans le gouffre qui s’est ouvert entre les discours et la réalité ? Dans Savoir pour pouvoir, François Cornut-Gentille prend de la hauteur et décortique les rouages et ruses des mécanismes législatifs et décisionnels de l’État. Sans qu’il n’échappe à quelques piques politiciennes, son constat sévère, argumenté et illustré de sa propre expérience, articule une progressive « perte de la force de gouverner » autour de trois tendances appauvrissantes du débat public qui font que « nos démocraties tournent à vide dans un état de surchauffe permanente ».
Dans cette démonstration, l’évolution la plus implacable tient au fait que les idées politiques se sont aujourd’hui réduites à de simples produits de marketing. François Cornut-Gentille pousse un cran plus loin l’analyse de Bernard Manin, qui voyait dans la « métamorphose du gouvernement représentatif1 » une démocratie parlementaire muée en démocratie de parti politique ayant laissé place à une « démocratie du public ». Il complète ce ternaire d’une dégradation supplémentaire, qui voit les leaders d’opinion devenir des « icônes de marque » qui organisent leurs affrontements pour faire fructifier leur patrimoine médiatique. S’installe ainsi une déconnexion avec le réel où les « marques » expriment une exigence peu soucieuse de solutions pratiques : « la capacité des “marques” à changer le réel est nulle », explique François Cornut-Gentille.
Plus frustrante encore est l’analyse d’un exécutif qui, dans l’incapacité d’admettre les impuissances de l’État, multiplie des lois « de circonstance » pour répondre à des mouvements d’opinion ou des intérêts catégoriels. Il en découle des débats où l’immédiateté et l’efficacité des mesures sont superficiellement défendues par la majorité en place et mécaniquement attaquées par l’opposition. Se trouve ainsi évincé tout débat argumenté, fondé sur une analyse des causes et des conséquences de l’intervention de l’État. À ce double mouvement s’ajoute une fragmentation du corps social par l’affirmation rapide et sans nuances de spécificités revendiquées, qui confirment l’« archipel français » décrit par Jérôme Fourquet2. Dans ce paysage, le florissant activisme citoyen ne trouve pas d’assise au sein du débat démocratique car celui-ci ne s’inscrit plus dans une réalité commune.
La proposition d’une voie de sortie de cette « impuissance démocratique » est la principale raison de lire ce livre. La solution repose dans le travail de compréhension préalable de la réalité, pour en saisir toute la complexité et en mesurer les enjeux. Le rôle fondamental du diagnostic s’entend ici comme un constat partagé accompagné de l’énoncé d’alternatives, non réductibles à des opinions. Le livre détaille de manière convaincante en quoi ce travail permettrait d’élaborer un sens, d’ouvrir le débat, de rendre possible une volonté collective et, in fine, de légitimer la représentation.
Pour que ce besoin d’analyse ne soit pas réduit à une simple étape administrative, François Cornut-Gentille propose d’institutionnaliser dans un Conseil de la République (probablement en lieu et place du Conseil économique, social et environnemental) « l’étude diagnostique » servant de socle commun au débat public et à la compréhension de la décision politique. L’institutionnalisation d’un « temps de recul » éviterait l’excès de verticalité et de légèreté à l’origine du rejet des élus. Ce Conseil de la République serait constitué de membres élus, et la fonction de représentation deviendrait l’ingrédient principal du diagnostic institutionalisé. N’étant pas tenus de trancher, ces élus ne seraient pas guidés par le désir de satisfaire, mais bien par celui de placer le pouvoir dans l’obligation de justifier ses choix. L’auteur ne fait qu’esquisser les contours d’un tel Conseil de la République et l’on aimerait explorer avec lui l’interaction avec les autres institutions ou le positionnement de ces nouveaux élus. Mais, à ce stade, cette proposition lance avec méthode un débat sur une plus grande exigence démocratique.
Dès lors, le prochain pouvoir parviendra-t-il à se distancier de ses intérêts immédiats pour institutionnaliser un besoin de sagesse dans le débat public et sera-t-il en mesure de refaire du savoir un ingrédient du pouvoir ? Le premier signal viendra de l’élection présidentielle à venir. Les candidates et candidats qui poussent avec radicalité leur « marque » l’emporteront-ils sur celles et ceux qui pèsent leurs propositions et les placent dans une vision prospective et commune ?