Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Aux racines de l’anthropocène de Michel Magny

avril 2020

C’est peu dire que la question de l’anthropocène fait figure de nouvelle grande peur. Elle interroge le devenir de l’humanité.

Depuis leur apparition, les hommes ont méthodiquement aménagé et pesé sur les milieux naturels dans lesquels ils évoluaient. Ce furent d’abord les activités des chasseurs collecteurs, puis les révolutions du néolithique. Vinrent ensuite les bouleversements majeurs survenus avec l’invention de la machine à vapeur (1784) et la révolution industrielle, et leur formidable accélération depuis les années 1950. En 2000, le chimiste néerlandais Paul Josef Crutzen a forgé le mot «  ­anthropo­cène  » pour désigner ce nouveau moment social-historique où « l’influence de l’homme sur la Terre, les écosystèmes qu’elle abrite, et l’atmosphère est devenue elle-même une véritable force géo­logique ». C’est peu dire que la question de l’anthropocène fait figure de nouvelle grande peur. Elle interroge le devenir de l’humanité.

C’est au cœur de ces débats que s’inscrit l’ouvrage du paléo-­climatologue Michel Magny, dans lequel il parcourt méthodiquement « l’histoire de l’anthropos ». Il poursuit ses réflexions par une mise au point rigoureuse sur la question de ­l’anthropocène comme « crise écologique » puis se livre pour finir à une réflexion serrée sur l’anthropocène comme « crise de l’homme ».

On retiendra tout particulièrement de ses premières réflexions son invitation à relire à frais nouveaux ce penseur inclassable que fut Charles Darwin, comme les anthropologues soucieux de s’interroger sur le politique, tels Marshall Sahlins, Pierre Clastres ou Alain Testart. Les six chapitres consacrés à l’anthropocène comme « crise de la nature » forcent le respect par la synthèse de données venues pour une part de la biologie, de la chimie, de la géologie, de la physique mais aussi des sciences humaines. Il pose ainsi autant de diagnostics difficilement contestables sur le réchauffement du climat, la démographie mondiale, la sixième extinction des espèces, l’anthropisation de la terre et sa contamination, et fait comprendre que nous sommes dans une situation de « forçage » du climat qui ne résulte pas comme autrefois « d’interactions d’éléments externes (Soleil, orbite de la Terre) et internes (dérives des continents, circulation atmosphérique et océanique) ou d’éléments appartenant à la géosphère (surrection des montagnes, éruptions volcaniques), mais bel et bien de l’activité anthropique ». Nous sommes face à des possibilités de basculement du fonctionnement des écosystèmes terrestres, dans des scénarios d’évolution non linéaire, où « un changement de faible amplitude, qui s’ajoute à une série de modifications, peut suffire à modifier brusquement et de façon irréversible l’état du système ».

Pour finir, Michel Magny met en regard l’histoire de l’anthropocène et celle de l’humanité. Il distingue deux moments dans ce basculement. Le premier a lieu avec l’avènement du néolithique. Le second est lié à l’avènement et au développement de la modernité et du capitalisme dont les principaux effets sont un renforcement de la verticalité dans les relations entre les hommes et la nature telles que les institue le cartésianisme.

Son propos relativise ainsi les thèses qui voudraient que l’ère de ­l’anthropocène soit avant tout celle d’un « capitalocène ». La possibilité de ce basculement lui est de fait largement antérieure, comme le démontre le géologue australien Stephen Foley lorsqu’il pointe l’existence d’un « paléo­anthropocène » qui court du paléolithique supérieur aux premiers moments du néolithique et aux âges du bronze et du fer.

Tout en posant cette nuance de taille, Michel Magny n’en souscrit pas moins aux thèses qui posent un lien organique entre le développement de l’anthropocène et une modernité occidentale caractérisée par le développement du rationalisme techno­scientifique, une modernité politique marquée par « l’hypocrisie d’une philosophie des droits de l’homme faisant ­l’impasse sur la reconnaissance des droits du citoyen », l’émergence d’un capitalisme largement dépendant des échanges inégaux avec le monde colonial puis les pays du Sud, lequel connaît un incontestable redéploiement depuis l’effondrement du monde soviétique et la conversion de la Chine au libéralisme économique.

C’est ici qu’il convient d’introduire quelques correctifs à ces thèses pour mieux cerner les liens que Magny invite à repérer entre des régimes d’historicité, des formes politiques, et des modes de production. Le premier tient à la caractérisation de la modernité ; le deuxième porte sur la nature des régimes politiques qui ont fait leur cette conception du progrès.

Nul doute que toute une partie de l’histoire de l’Occident est marquée par le développement du capitalisme industriel, et que ses critiques ont partagé une même foi en une technique non seulement «  neutre  », mais positive. Du xixe au xxie siècle, la question du socialisme fut non pas de réorienter l’activité productive et de réfléchir sur la notion de besoins, mais d’en reprendre le contrôle au profit de la collectivité. Est-ce pour autant que la démocratie, entendue comme forme politique d’une société, n’aurait eu qu’un rôle second par rapport à l’indéniable emprise sociale du capitalisme ? L’histoire de la modernité politique a été celle de l’avènement de principes démocratico-libéraux. C’est portées par ce contexte politique que sont apparues parfois fort tôt des critiques de notre rapport à la nature et aux techniques, Tiphaigne de la Roche en 1760 et bien sûr, au xixe siècle, celles de Fourier, Reclus et Kropotkine, puis au xxe siècle, Lewis Mumford, Heidegger, Georges Friedmann, Jacques Ellul, Ivan Illich, Murray Bookchin. Dans les années 1970, les premiers mouvements écologiques se sont nourris de cet imaginaire démocratique et de cette aspiration à questionner l’ordre du monde.

Le troisième correctif qu’il convient d’apporter à cette corrélation entre anthropocène et capitalisme est celle des bouleversements de la scène politique mondiale à partir des années 1920 et de la décolonisation au lendemain de la Seconde Guerre ­mondiale. Si le moteur de ces usages nouveaux des écosystèmes fut au départ le capitalisme coexistant avec des monarchies parlementaires et des républiques démocratico-­libérales, dès 1917 apparaît avec la révolution bolchevique et l’édification du totalitarisme soviétique un autre acteur qui reprend à son compte le même style de rapport à l’écoumène que ceux du capitalisme. Parallèlement surgissent les premiers régimes modernisateurs partisans de révolution par l’État, tant en Turquie qu’en Amérique latine, qui là encore font de même. Les années 1950, moment d’entrée de plain-pied dans l’anthropocène, voient une multi­plication des régimes totalitaires communistes, en Europe de l’Est, en Chine et à Cuba, mais aussi de régimes militaires et bureaucratiques dans le tiers-monde, et enfin des monarchies pétrolières islamiques. Le rapport à la planète inventé en Occident va être récupéré par une multitude de régimes souvent hostiles au monde ­démo­cratico-­libéral et capitaliste. Au cours du xxie siècle, la Chine, tout autant que les États-Unis, s’est faite la championne du forçage des ressources de la planète.

Si la dernière partie de l’enquête de Michel Magny mérite d’être amendée, son livre n’en est pas moins un jalon décisif pour penser à frais nouveaux la question de l’anthropocène.

Le Bord de l’eau, 2019
386 p. 24 €

Gilles Bataillon

Gilles Bataillon est sociologue, spécialiste de l'Amérique latine contemporaine. Il est directeur d'études à l'EHESS. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Genèse des guerres internes en Amérique centrale (Belles lettres, 2003), Passions révolutionnaires : Amérique latine, Moyen-Orient, Inde (EHESS, 2011) et Violence politique en Amérique latine (Du Felin Eds, 2019). …

Dans le même numéro

Le populisme en débat

Peut-on sortir de diagnostics rapides et univoques dès lors qu'il est question de populisme ? Si le mot est partout, sa définition et les jugements qu'il invite sont rarement mis en débat. En s'appliquant à redonner au populisme une profondeur historique, culturelle et théorique, ce dossier, coordonné par Arthur Borriello et Anton Jaëger, demande ce que ce phénomène révèle des dysfonctionnements de la démocratie. À lire aussi dans ce numéro : Notre-Dame dans la littérature, le rapport entre langage et vérité et les voyages d’Albert Camus.