
Hospitalité de Jacques Derrida
Volume I. Séminaire (1995-1996)
La publication des séminaires de Jacques Derrida introduit le lecteur dans son « atelier » : il prend alors la mesure des « matériaux », des « outils », des « essais » qui sont maniés avant d’être finalisés en un livre, ce bel ouvrage.
Du philosophe Jacques Derrida (1930-2004) nous disposons d’une centaine d’ouvrages édités, dont certains de ses cours, qu’il rédigeait et complétait à l’oral, d’où l’importance de cette édition, qui ajoute les propos improvisés que des enregistrements ont mémorisés. On estime à environ 14 000 pages ces cours prononcés entre 1960 et 2003 et, même si certains de ses livres s’en inspirent, la lecture des six séminaires déjà publiés révèle des « digressions » passionnantes, sans compter la rythmique que le conférencier adopte, qui restitue en partie l’ambiance de ces séances.
Le thème de l’hospitalité n’est pas nouveau pour le lecteur qui disposait déjà de plusieurs articles (indiqués par les éditrices Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf, dont les notes sont éclairantes) et du livre De l’hospitalité. Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre (Calmann-Lévy, 1997). Néanmoins, il bénéficie ici d’une présentation de la pensée en acte du philosophe. Ce séminaire de l’année 1995-1996 à l’École des hautes études en sciences sociales en neuf séances témoigne d’une réflexion qui se (dé)construit petit à petit, en s’appuyant sur des citations que Derrida décortique afin de se les approprier (Kant, Klossowski, Heidegger, Platon, Sophocle, Arendt, Rosenzweig, mais aussi Augustin, Hegel, Levinas et Benveniste).
Sans cesse il revient à l’étymologie qui, indéniablement, alimente sa pensée ou, du moins, l’oriente. Bien sûr, les proximités entre « hôte » et « ennemi », « hôte » et « otage », « hospitalité » et « hostilité », etc., lui permettent de déployer une analyse sur ce qu’est un « étranger », sa place dans les diverses sociétés qui se sont succédé, de la Grèce ancienne à l’Union européenne, et leur droit respectif. Aussi brocarde-t-il l’incroyable « délit d’hospitalité » des « lois Pasqua » et s’attarde-t-il sur quelques textes législatifs sur le statut des « réfugiés ». Il s’interroge également sur l’hospitalité envers le vivant, le non-humain, sans évidemment anticiper sur les revendications actuelles portées par des collectifs citoyens qui visent à doter les fleuves et les rivières, les forêts et les montagnes d’une « personnalité juridique ». Il distingue ce qui relève du juridique et de la morale dans l’appréhension de l’hospitalité et s’évertue à cerner ce qui serait une hospitalité « ouverte », non restrictive ou associée à des réserves et contraintes.
Parmi les « digressions », qui laissent malheureusement le lecteur sur sa faim, je mentionnerai celles sur « l’appropriation », « la langue maternelle » et le « chez soi » (« Même si on ne peut être soi qu’en étant d’une certaine manière chez soi, chez soi veut dire plus que soi ; et c’est ce plus que soi en soi et avant soi que nous interrogerons quand nous nous demanderons que veut dire “chez soi”. ») La publication des séminaires de Jacques Derrida (comme pour celle de François Fédier ou de Michel Foucault) introduit le lecteur dans son « atelier » : il prend alors la mesure des « matériaux », des « outils », des « essais » qui sont maniés avant d’être finalisés en un livre, ce bel ouvrage.