
L’aventure des Murs Blancs
Dans Les Murs Blancs, Léa et Hugo Domenach racontent ce qui se joua dans ce lieu où Emmanuel Mounier s’installa juste avant la guerre pour vivre en communauté avec les collaborateurs de la revue Esprit, et où Paul Ricœur vécut de 1958 jusqu’à sa mort en 2005. Jean-Louis Schlegel, qui a connu les Murs Blancs et nombre de ses habitants ou visiteurs, et Margaux Cassan, étudiante en philosophie, reviennent chacun sur ce livre, l’aventure humaine et intellectuelle dont il témoigne, et les questions qu’il pose aux générations à venir.
Un portrait de groupe au complet
Jean-Louis Schlegel
Cela pourrait être le titre d’un roman, et d’une certaine manière ce livre en est un. Mais cela se veut d’abord un récit qui raconte le destin de la communauté de familles établie dans une vaste propriété de Châtenay-Malabry à partir de 1946, autour d’Emmanuel Mounier, le fondateur d’Esprit. La troisième génération, celle des petits-enfants, fait ici l’histoire de la première, celle des grands-parents – leur histoire à la fois individuelle, familiale et collective – sans laisser de côté la génération intermédiaire, celle de leurs parents, née avant et après la Seconde Guerre mondiale, et bien sûr leurs propres souvenirs. Les Murs Blancs ont d’abord été, pour les petits et les adolescents, le parc extraordinaire dont les princes étaient des enfants. Adultes, ils ont eu conscience qu’habitait là un groupe de grandes personnes inhabituelles, dont certaines célèbres. Mais comment auraient-ils compris les pourquoi et les comment de ce lieu unique en son genre – où les parents des uns sont les « oncles » et « tantes » des autres –, ses origines complexes autour d’un fondateur charismatique, les mobilisations autour d’une revue parisienne, les relations obscures entre adultes – grands-pères et grands-mères – et entre familles ?
L’enquête de Léa et Hugo Domenach, petits-enfants de Jean-Marie Domenach, alias « Jim », marié à leur grand-mère Nicole, alias « Mamita », en apprend beaucoup sur les personnalités d’un groupe souvent qualifié de « phalanstère » – sans en être un du tout. Au moment où cette histoire s’achève, au tournant de ce siècle, ils ont eu l’intelligence de se lancer dans cette recherche alors qu’ils pouvaient encore interroger les enfants des grands aînés (devenus leurs parents), ainsi que de multiples témoins. Des témoins très divers et parfois surprenants : des amis, tel Emmanuel Macron, visiteur des Murs Blancs en 1999-2000, quand il allait y voir Ricœur pour la rédaction de La Mémoire, l’histoire, l’oubli – et des personnages en principe hostiles, comme Bernard Henri-Lévy, à propos de son brûlot de 1981 sur L’Idéologie française et le « pétainisme » de Mounier.
Les auteurs se donnent à eux-mêmes et à leur génération l’« identité narrative » si chère à Ricœur.
Tout n’est pas nouveau, certes, pour les « anciens » d’Esprit, mais ils en apprennent beaucoup, ne serait-ce que par les innombrables anecdotes recueillies, y compris sur de grandes oubliées : les femmes des « héros » et leur participation à la vie des Murs Blancs, et même d’Esprit, et aussi une part plus intime, celle des couples qu’elles formèrent avec leurs maris respectifs. Les auteurs font ainsi un portrait de groupe complet, largement ignoré de la plupart, et en le racontant avec empathie et parfois non sans ironie ou distance affectueuses, ils se donnent aussi finalement à eux-mêmes et à leur génération l’« identité narrative » si chère à Ricœur.
Au cœur du récit, il y a forcément Emmanuel Mounier, auteur et leader charismatique, et sa présence centrale, obsédante, de son vivant… et après sa mort subite, le matin du 22 mars 1950, à 45 ans. À cette mort est consacré un chapitre saisissant. Ravageuse en elle-même pour ceux qui l’ont vécue, elle représente un tournant historique pour le groupe, en posant aussitôt la question de l’héritage « intellectuel et moral » (comme on dit aujourd’hui) et, très directement, celle de son successeur à la direction d’Esprit. Le livre montre qu’au fond cette question a traversé l’histoire de la revue : Esprit doit-elle être la revue du personnalisme de Mounier, ou lui être fidèle en considérant l’« événement » historique toujours nouveau, toujours surprenant, comme le « maître intérieur » qui impose constamment l’effort d’interprétation et de réflexion ? Selon les auteurs, cette divergence a surgi dès 1950 : elle oppose Paul Fraisse, le compagnon ombrageux de la mémoire de Mounier, et Jean-Marie Domenach, représentant alors la « jeune génération ». Finalement Albert Béguin fera la transition entre Mounier et lui jusqu’en 1957. Mais le chapitre sur Paul Thibaud succédant (avec Olivier Mongin) à Domenach en 1976, que les auteurs présentent comme un moment de « rupture avec le personnalisme » – Ricœur remplaçant alors pour de bon Mounier –, mériterait plus de réflexion sur les raisons, la légitimité et les suites de ladite « rupture ». D’un côté, Esprit a encore et toujours fortement défendu la mémoire de Mounier dans les années 1980 et 19901 ; de l’autre, il faudrait peser les limites de la philosophie personnaliste pour penser la culture après les sciences humaines des années 1960, la vie sociale après l’entrée en scène massive de la société de consommation et de la réalisation de soi individualiste, et le politique après l’implosion du communisme à l’Est.
D’autres moments critiques seraient à évoquer : l’après-Mai 68, mal vécu ou mal digéré, avec la « révolution sexuelle » qui s’amorce et touche les acteurs jeunes des Murs Blancs. On pense aussi à la question religieuse et à la transmission de la foi. Les auteurs y invitent eux-mêmes, en intitulant le dernier chapitre d’un mystérieux mot de Fraisse, le héros (négatif certes) de cette histoire : « L’avenir est à Dieu. » À les en croire, alors qu’ils héritaient pourtant d’hommes et de femmes porteurs du meilleur de la foi au xxe siècle, leurs cousins et eux sont devenus pour la plupart (comme déjà une partie de leurs parents) de « bons petits athées ». La question religieuse a-t-elle été effacée sans reste, ou remplacée, mais par quoi ? Nicolas, le père des auteurs, proteste qu’il n’est pas athée et avoue même qu’il se sent « chrétien malgré tout ». Eux affirment, à la dernière ligne, que « les idées, les valeurs et les combats, eux, pourront toujours renaître ». Mais lesquels ? Le livre laisse la question en suspens.
Ouvrir grands les yeux devant l’histoire
Margaux Cassan
Les Murs Blancs, c’est « un laboratoire, un modèle unique ». C’est avant tout l’histoire d’une expérience, entre épopée et chronique du quotidien : une histoire en palimpseste, celle d’une grande famille, d’une aventure intellectuelle et d’une certaine France. La France derrière ces lignes n’a que peu d’héritiers : on les dira « cathos de gauche », personnalistes, « de ceux qui croyaient encore à la révolution spirituelle », selon le bon mot de Mounier. Ce sont Léa et Hugo Domenach, les petits-enfants de Jean-Marie Domenach, qui la racontent. Que nous apporte, au fond, la lecture qu’en donnent des petits-enfants, par rapport à celle qu’en ferait un anonyme ? Peut-être une certaine approche de l’intime, une manière de relier la « grande histoire » à la petite, au quotidien de six familles qui ont vécu ensemble entre ces murs.
Quelque part à Châtenay-Malabry, les Murs Blancs – dont on apprend qu’ils étaient en partie jaunes – ont accueilli des intellectuels qui « n’avaient pas choisi de vivre ensemble par hasard » et qui y ont mené « certaines des plus grandes batailles politiques et idéologiques de l’après-guerre ». L’histoire commence en 1939 quand Emmanuel Mounier, père du personnalisme français, et Paul Fraisse, psychologue, achètent les murs d’une ancienne abbaye datant de 1764. « Une propriété chargée d’histoire », et sur le point d’en accueillir une nouvelle. L’histoire s’arrêtera en 2009 quand Nicole Domenach, « dernière habitante historique des Murs Blancs », meurt. Au moment où les derniers protagonistes de l’aventure s’éteignent, que reste-t-il dans la mémoire commune de cette aventure intellectuelle et humaine de la seconde moitié du xxe siècle ? C’est ce que le livre s’attache patiemment à reconstituer.
On trouve d’abord dans ces pages des noms, certains restés célèbres, d’autres moins : Mounier, Fraisse, Marrou, Baboulène, Domenach, Ricœur, les six familles qui ont habité les lieux ; mais aussi ceux des habitués et amis qui les fréquentèrent. Parmi eux, plus près de nous, Alain Touraine, Jacques Julliard, Jacques Delors ou Emmanuel Macron. On y trouve aussi les souvenirs des combats menés, contre l’antisémitisme grandissant en Europe, la guerre en Éthiopie, celle du Vietnam ou d’Algérie. Au cours de cette dernière, les Murs Blancs sont perquisitionnés : Fraisse et Ricœur creusent près du vieux puits pour enterrer « tous leurs ouvrages et documents compromettants au fond du jardin ». Les locaux de la revue sont saccagés. Pendant plusieurs mois, ils reçoivent des appels anonymes. C’est dans ces moments-là que le fossé générationnel est peut-être le plus sensible. Soixante ans seulement nous séparent de récits qui semblent d’un autre temps. On mesure alors ce que faire une revue « engagée » pouvait concrètement signifier. « À cette époque, les flics ne comprenaient rien », annonce Paul Thibaud en exergue du chapitre sur l’Algérie. Quelques pages plus loin, « ils saisissent tout ». Tout sauf les mots qui restent dans les pages de la revue Esprit, et maintenant dans ce livre, pour défier l’oubli.
On mesure alors ce que faire une revue « engagée » pouvait concrètement signifier.
Il y a bien sûr des silences et des amours déçues, de l’intime. Intime quand les auteurs nous racontent l’amour que Paul Fraisse portait à Emmanuel Mounier, et qui joua un rôle déterminant dans la naissance des Murs Blancs. Intime aussi quand il s’agit de mettre des mots sur la mort d’Olivier Ricœur, qui se jette par la fenêtre de son appartement, un jour de 1986. « Olivier a été le symptôme de tout ce qui pouvait être étrange, névrotique, étouffant dans ce lieu. Comme s’il incarnait la part d’ombre de la communauté. » Comme toutes les familles, la tribu des Murs Blancs se déchire parfois. Alors qu’il faut trouver un chef, un guide, un « père adoptif » après la mort d’Emmanuel Mounier. Ou lorsque les fils ne sont pas jugés assez dignes de leurs pères.
Paul Ricœur parle de la tradition comme d’un tissu de « promesses non encore tenues », une réserve de combats ou de dialogues à rouvrir. Pour ceux qui n’ont pas connu cette époque ni ces figures, cette lecture pourrait être autre chose que le récit d’un temps révolu. Si « une promesse non tenue reste une promesse », comme disait encore le philosophe, lire cette histoire serait une façon de la perpétuer. Il y a eu des néo-platoniciens, des néo-hégéliens, des post-modernes, pourquoi n’y aurait-il pas, dans les années qui viennent, des néo-post-personnalistes ?
Le temps, bien sûr, fait beaucoup. Il aura fallu deux générations pour servir ce que Paul Ricœur appelait précisément la « juste mémoire ». Les auteurs qualifient la revue Esprit de « légendaire », alors qu’elle n’a jamais été au centre de la vie intellectuelle française, mais l’a plutôt accompagnée en continu, en mode mineur. C’est aussi ce qui fait le charme de ce livre : l’effet « loupe » dans la bouche des petits-enfants, qui se souviennent toujours de leur maison de vacances comme immense et s’étonnent un jour d’en découvrir les dimensions réelles. Ce qui compte ici, c’est de voir, à travers chacun des portraits – Paulette, Jim, l’oncle Paul, Mamita – des visages, au sens d’Emmanuel Levinas, tous « cousus de responsabilités ». Ces visages singuliers, qui ont peut-être manqué la foule, ont su au moins ouvrir grands les yeux devant l’histoire, et s’y engager.
- 1.Contre Zeev Sternhell et Bernard-Henri Lévy notamment.