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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les pas phosphorescents de Paul de Roux

novembre 2022

Trop peu connue, l’œuvre poétique de Paul de Roux n’en résonne que plus fort pour les lecteurs qui la découvrent. Elle peut désormais compter sur la réédition de l’un de ses recueils les plus importants, Les Pas, qui développe une poésie de fraîcheur et de lumière, qui laisse affleurer le mythe et la grâce derrière l’ordinaire.

Paul de Roux (1937-2016) était un poète discret, secret même, pour reprendre l’adjectif que Guy Goffette, dans sa préface au volume qui rassemble plusieurs de ses recueils dans la collection « Poésie/Gallimard », emploie pour le caractériser. Mais cette retenue accroît encore la résonance profonde d’une voix dont l’accent surprend et touche dès les premiers mots, pourtant ordinaires, qui nous emmènent comme par la main vers ce que la lumière désigne chaque jour au poète et qui lui rendrait le goût de vivre. Son œuvre a été trop tôt interrompue, dès 2005, par la maladie neurologique qui devait l’emporter. Un recueil qui marque une étape importante dans son évolution, Les Pas, publié une première fois en 1984 aux Éditions de l’Alphée et depuis longtemps indisponible, a été heureusement réédité en 2022 par les soins de Marie Alloy aux éditions Le Silence qui roule, avec une préface inédite de Jacques Réda. Celui-ci replace le recueil dans la perspective de l’œuvre entière et de sa fin, dont l’obscure prémonition, écrit-il, « n’a fait qu’exalter son aspiration vers la lumière ».

D’où la poésie vient-elle à Paul de Roux ? Question sans réponse, car nous ne pouvons guère interroger cet exhaussement du silence, cette forme prise par la clarté, en amont du poème qui nous les rend perceptibles. Pourtant, devant ces poèmes, nous avons envie de la poser, comme devant l’eau courante. Eux-mêmes semblent chercher ce qui irrigue secrètement notre monde, ce qui « à chaque instant sauve la terre », entretient « un frais feuillage au cœur de Babylone ». Que le poème s’ouvre sur « un glissement mouillé d’automobile » ou qu’il annonce, avec la première neige, « une goutte d’eau… de retour parmi nous », il nous rend un monde rafraîchi comme après la pluie, où les couleurs sont lavées de la poussière de notre inattention, « où le moindre bruit s’ouvre comme une fleur ».

Mais d’où vient l’eau ? De partout, semble-t-il, et la fraîcheur de rosée que chaque poème garde tient peut-être d’abord à sa disponibilité. La vision matinale d’une jeune femme nue à sa fenêtre, la rose de l’orage, un goûter : tout est grâce, ou tout peut l’être. Disponibilité marquée dès l’inflexion du premier vers, de la première phrase, dont la syntaxe est toujours prête à accueillir la sensation latérale et la pensée adventice qui nous mèneront plus loin, sur la piste capricieuse des signes qui nous sont adressés :

Tous les pas dans la rue

pour les battements de cœur que l’on n’entend pas

– peut-être les aveugles entendent-ils avec les pas

de surprenantes expressions de ces passants inconnus

que nous non plus nous ne voyons pas

– assis à nos tables, buvant du thé, du vin

et de temps à autre, sur l’asphalte, un pas

fait reposer la tasse, le verre plus doucement peut-être

avec un silence entre deux mots.

On s’en aperçoit bien ici : l’attention ne referme pas l’objet sur lui-même, le poème ne le « cadre » pas exactement, comme souvent dans le précédent recueil de Paul de Roux, Entrevoir (1980), mais il suit ses suggestions profondes. Apparaissent alors les racines que les choses ont poussées en nous, les ramifications d’un instant dans la durée totale de notre vie :

… seuls les yeux

s’émerveillent encore de ce reste de lumière doux et nacré

qui est comme une bague longtemps portée, usée mais plus précieuse

de cela qui l’a usé et qui est une vie.

Malgré sa modestie ou peut-être en la comprenant mieux, l’homme ne s’excepte pas de ce qu’il donne à voir, comme au début de l’œuvre. Réintroduit, il soutient l’humble débat avec le sens et le non-sens quotidiens, supporte de les voir croître ensemble, tout en œuvrant pour la moisson et en invoquant parfois Celui qui en est le seul maître. Aussi le poème prend-il souvent l’allure d’une parabole, le « tu » ou le « il » laissent-ils place au « nous », et le mythe se mêle-t-il naturellement à l’existence ordinaire :

Les vieux chats ressemblent à ces tapis de haute laine

sur lesquels on a beaucoup marché et renversé de tasses

usés, aux teintes fatiguées, dans lesquels

toute la jeunesse de l’Orient s’est épuisée.

Et les vieux chats ont la dignité naturelle des patriarches

eux qui ont connu la tendre jeunesse de la Terre

eux qui se sont frottés aux jambes nues d’Adam, et maintenant

ils sont encore avec nous dans la chute, compagnons sans un mot

mais la sagesse précède en eux notre conversation, elle qui les couche

sans récrimination, solitaires, dans la raideur de la mort

lourds de tout le poids de vie qu’ils portèrent vaillamment.

Ce qu’on appelle « réalité » gît peut-être dans cette solidarité mystérieuse, pressentie entre les durées diverses des choses, des bêtes, des hommes, solidarité qui nous achemine vers le moment où notre commune mesure nous sera révélée ; et le poème nous aide à attendre « que le rideau soit tiré ainsi qu’il fut promis ».


Les Pas
Paul de Roux
Préface de Jacques Réda.

Le silence qui roule, 2022
96 p. 16 €

Jean-Pierre Lemaire

Professeur de lettres en classes préparatoires jusqu'en 2014, Jean-Pierre Lemaire est poète. Il est lauréat du Grand prix de poésie de l'Académie française pour l’ensemble de son œuvre en 1999.

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Chine : la crispation totalitaire

Le xxe Congrès du PCC,  qui s'est tenu en octobre 2022, a confirmé le caractère totalitaire de la Chine de Xi Jinping. Donnant à voir le pouvoir sans partage de son dictateur, l’omniprésence et l'omnipotence d'un parti désormais unifié et la persistance de ses ambitions globales, il marque l’entrée dans une période d'hubris et de crispation où les ressorts de l'adaptation du régime, jusque-là garants de sa pérennité, sont remis en cause. On observe un décalage croissant entre l’ambition de toute-puissance, les concepts-clés du régime et le pays réel, en proie au ralentissement économique. Le dossier de novembre, coordonné par la politologue Chloé Froissart, pointe ces contradictions : en apparence, le Parti n’a jamais été aussi puissant et sûr de lui-même, mais en coulisse, il se trouve menacé d’atrophie par le manque de remontée de l’information, la demande de loyauté inconditionnelle des cadres, et par l’obsession de Xi d’éradiquer plutôt que de fédérer les différents courants en son sein. Des failles qui risquent de le rendre d'autant plus belliqueux à l'égard de Taiwan. À lire aussi dans ce numéro : Le droit comme œuvre d’art ; Iran : Femme, vie, liberté ; Entre naissance et mort, la vie en passage ; En traduisant Biagio Marin ; et Esprit au Portugal.