
Les pas phosphorescents de Paul de Roux
Trop peu connue, l’œuvre poétique de Paul de Roux n’en résonne que plus fort pour les lecteurs qui la découvrent. Elle peut désormais compter sur la réédition de l’un de ses recueils les plus importants, Les Pas, qui développe une poésie de fraîcheur et de lumière, qui laisse affleurer le mythe et la grâce derrière l’ordinaire.
Paul de Roux (1937-2016) était un poète discret, secret même, pour reprendre l’adjectif que Guy Goffette, dans sa préface au volume qui rassemble plusieurs de ses recueils dans la collection « Poésie/Gallimard », emploie pour le caractériser. Mais cette retenue accroît encore la résonance profonde d’une voix dont l’accent surprend et touche dès les premiers mots, pourtant ordinaires, qui nous emmènent comme par la main vers ce que la lumière désigne chaque jour au poète et qui lui rendrait le goût de vivre. Son œuvre a été trop tôt interrompue, dès 2005, par la maladie neurologique qui devait l’emporter. Un recueil qui marque une étape importante dans son évolution, Les Pas, publié une première fois en 1984 aux Éditions de l’Alphée et depuis longtemps indisponible, a été heureusement réédité en 2022 par les soins de Marie Alloy aux éditions Le Silence qui roule, avec une préface inédite de Jacques Réda. Celui-ci replace le recueil dans la perspective de l’œuvre entière et de sa fin, dont l’obscure prémonition, écrit-il, « n’a fait qu’exalter son aspiration vers la lumière ».
D’où la poésie vient-elle à Paul de Roux ? Question sans réponse, car nous ne pouvons guère interroger cet exhaussement du silence, cette forme prise par la clarté, en amont du poème qui nous les rend perceptibles. Pourtant, devant ces poèmes, nous avons envie de la poser, comme devant l’eau courante. Eux-mêmes semblent chercher ce qui irrigue secrètement notre monde, ce qui « à chaque instant sauve la terre », entretient « un frais feuillage au cœur de Babylone ». Que le poème s’ouvre sur « un glissement mouillé d’automobile » ou qu’il annonce, avec la première neige, « une goutte d’eau… de retour parmi nous », il nous rend un monde rafraîchi comme après la pluie, où les couleurs sont lavées de la poussière de notre inattention, « où le moindre bruit s’ouvre comme une fleur ».
Mais d’où vient l’eau ? De partout, semble-t-il, et la fraîcheur de rosée que chaque poème garde tient peut-être d’abord à sa disponibilité. La vision matinale d’une jeune femme nue à sa fenêtre, la rose de l’orage, un goûter : tout est grâce, ou tout peut l’être. Disponibilité marquée dès l’inflexion du premier vers, de la première phrase, dont la syntaxe est toujours prête à accueillir la sensation latérale et la pensée adventice qui nous mèneront plus loin, sur la piste capricieuse des signes qui nous sont adressés :
Tous les pas dans la rue
pour les battements de cœur que l’on n’entend pas
– peut-être les aveugles entendent-ils avec les pas
de surprenantes expressions de ces passants inconnus
que nous non plus nous ne voyons pas
– assis à nos tables, buvant du thé, du vin
et de temps à autre, sur l’asphalte, un pas
fait reposer la tasse, le verre plus doucement peut-être
avec un silence entre deux mots.
On s’en aperçoit bien ici : l’attention ne referme pas l’objet sur lui-même, le poème ne le « cadre » pas exactement, comme souvent dans le précédent recueil de Paul de Roux, Entrevoir (1980), mais il suit ses suggestions profondes. Apparaissent alors les racines que les choses ont poussées en nous, les ramifications d’un instant dans la durée totale de notre vie :
… seuls les yeux
s’émerveillent encore de ce reste de lumière doux et nacré
qui est comme une bague longtemps portée, usée mais plus précieuse
de cela qui l’a usé et qui est une vie.
Malgré sa modestie ou peut-être en la comprenant mieux, l’homme ne s’excepte pas de ce qu’il donne à voir, comme au début de l’œuvre. Réintroduit, il soutient l’humble débat avec le sens et le non-sens quotidiens, supporte de les voir croître ensemble, tout en œuvrant pour la moisson et en invoquant parfois Celui qui en est le seul maître. Aussi le poème prend-il souvent l’allure d’une parabole, le « tu » ou le « il » laissent-ils place au « nous », et le mythe se mêle-t-il naturellement à l’existence ordinaire :
Les vieux chats ressemblent à ces tapis de haute laine
sur lesquels on a beaucoup marché et renversé de tasses
usés, aux teintes fatiguées, dans lesquels
toute la jeunesse de l’Orient s’est épuisée.
Et les vieux chats ont la dignité naturelle des patriarches
eux qui ont connu la tendre jeunesse de la Terre
eux qui se sont frottés aux jambes nues d’Adam, et maintenant
ils sont encore avec nous dans la chute, compagnons sans un mot
mais la sagesse précède en eux notre conversation, elle qui les couche
sans récrimination, solitaires, dans la raideur de la mort
lourds de tout le poids de vie qu’ils portèrent vaillamment.
Ce qu’on appelle « réalité » gît peut-être dans cette solidarité mystérieuse, pressentie entre les durées diverses des choses, des bêtes, des hommes, solidarité qui nous achemine vers le moment où notre commune mesure nous sera révélée ; et le poème nous aide à attendre « que le rideau soit tiré ainsi qu’il fut promis ».
Les Pas
Paul de Roux
Préface de Jacques Réda.