Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

C’est la guerre de Stéphane Audoin-Rouzeau

Petits sujets sur la violence du fait guerrier (xixe-xxie siècle)

mars 2022

Par cette diversité des sujets, on voit s’amorcer une logique chronologique, des règles récurrentes, tout le paysage de la guerre moderne s’ajustant au développement de nos sociétés, toujours présent, sous forme de reliquats prêts à se rallumer.

Stéphane Audoin-Rouzeau est l’auteur d’ouvrages essentiels sur la Grande Guerre, qu’il a scrutée avec dévouement. Ses articles demeuraient plus confidentiels, confinés à des revues spécialisées et savantes. Voilà qui n’est plus avec cette nouvelle publication de vingt-deux textes courts. Ouvrage salutaire, il restitue le mouvement d’une existence vouée à la recherche et courant sur quatre décennies, où le scientifique se montre homme. Le recueil établit le répertoire d’une œuvre profondément personnelle par son unité et sa cohérence, attachée à rendre la réalité des hommes, de leur voix et de leur temps, à signifier cette modernité de la guerre vue et dite par ses témoins, depuis l’intérieur des corps et des âmes entraînés dans la tourmente. C’est une invitation à comprendre des faits qui ont accompagné de façon naturelle le développement de nos sociétés, cette idée chère à Audoin-Rouzeau et qu’il appelle « l’évidence de la guerre », fait alors constitutif de toute trajectoire sociale.

Le recueil s’ouvre avec la guerre de 1870 et la bataille de Saint-Quentin. Il s’agit de montrer l’effet de la terreur sur le vivant, à travers les écrits de témoins directs qui transmettent depuis le champ de bataille ce qu’aucun livre d’histoire ne peut faire sentir : la présence. Justement, c’est ce qui interpelle Audoin-Rouzeau, cette vie minuscule, insignifiante, posée au ras du sol boueux et ensanglanté, à qui l’acteur du drame donne vie et matière. C’est le présent vital – j’écris donc je survis –, c’est le moi infime et meurtri qui nourrit le récit authentique des faits.

Il y a de l’éclectisme dans le choix des sujets sélectionnés et parfois même un peu de légèreté, comme le traitement des émeutes de Mai 68 : page nationale récente et calquée sur les souvenirs traumatiques du passé, elle fonctionne comme une illustration d’un mimétisme belliqueux où les acteurs des manifestations, jouant dans chaque camp sur une dramatisation symbolique du discours et des comportements, parviennent finalement à une simulation du ressort guerrier traditionnel. Pour réussir à situer son anthropologie du phénomène guerrier, l’historien n’hésite pas non plus à questionner les objets et toutes autres traces tangibles, empruntant par exemple un obscur tableau pour réfléchir la situation des femmes livrées à la violence des envahisseurs ou encore une canne sculptée pour dire la guerre et la « singularité normale » de l’individu qui la pratique, produisant de même le journal d’enfance d’Anaïs Nin ou la correspondance de Fernand Léger pour en fournir d’autres clés. Les investigations d’Audoin-Rouzeau sont aussi singulières qu’inattendues ; cette sélection nous invite à un parcours pensé qui ne prétend pourtant pas au programme ; on y retrouve évidemment son sens des divisions éclairantes ainsi que cette curiosité qui l’entraîne sur des voies inédites pour cerner un sujet, la guerre, dont les proportions et les conséquences demeurent incalculables, à l’image de son emprise sur le destin des peuples.

Par cette diversité des sujets, on voit s’amorcer une logique chronologique, des règles récurrentes, tout le paysage de la guerre moderne s’ajustant au développement de nos sociétés, toujours présent, sous forme de reliquats prêts à se rallumer. De ces textes surnage l’homme, un simple individu parmi d’autres, qui donne un visage à la guerre, figure la violence et la mort, vainc l’innommable et pousse le cri. L’historien travaille dans un temps paradoxal, comme l’avait montré Roland Barthes : étudier le passé à l’aune du présent, traquer le sens de la guerre en période de paix et comprendre ce qu’on n’a pas expérimenté deviennent des sources de questionnement. C’est peut-être pour cela qu’Audoin-Rouzeau s’est attaché au temps court, restreint aux individus, aux morceaux d’existence, aux traces d’expérience personnelle, car elles contiennent ce que ne saurait dire, par sa complexité aberrante, ce grand maelström terrifiant et glacé de la guerre. Sans y glisser un peu d’humanité, on y perd le sens et la vie.

Au fil du recueil, on pénètre dans un véritable corridor planté de portes qu’on ouvre, inventaire d’une carrière dévouée à interroger le concept de « culture de guerre », à en décrypter la raison à l’œuvre dans l’histoire et son travail sur les sociétés comme sur les individus. On retrouve les thèmes centraux qui ont travaillé et éclairé l’œuvre d’Audoin-Rouzeau : la notion de violence, aussi bien interpersonnelle qu’industrielle et anonyme ; la notion de consentement des acteurs engagés dans ces cataclysmes, qu’il faut éviter de voir en victimes passives d’un système ; celle de la mort de masse, opposée à cette valeur et cette puissance de la vie qui résiste parce que c’est toujours sa propre peau qu’on joue ; l’objectivation de l’horreur ; et puis surtout le sort des morts, leur souffrance et celle qu’ils engendrent par vague ; la place enfin du deuil avec ses cercles et ses secrets personnels.

La seconde partie du recueil traite des vivants ou plutôt des survivants, qui veulent savoir et trouver des raisons, butant devant l’incompréhension et le silence d’une mort lointaine, voire d’un corps disparu. La gageure consiste à montrer comment l’histoire rend palpable ce deuil et cette tuerie collective, loin des statistiques, quel traitement est apporté à la douleur des pertes, à cet intime collectif. La microhistoire impose son rythme, tire ses fils, investigue la mémoire intime des hommes. La guerre dialogue avec le corps ; on revient de toute façon au sensible, aux souffrances. Il s’agit pour l’auteur de parvenir à une heuristique anthropologique. Comment, par exemple, historiciser la souffrance ? Quelle en fut la réalité sur le destin des peuples, des familles et des personnes ? Comment s’est-elle transmise au fil des décennies et des générations ?

Le recueil se clôt par un texte grave et d’actualité sur les conséquences des attentats du 13 novembre 2015, réfléchissant à la façon dont s’est spontanément mise en place une culture de guerre qu’on pensait perdue. L’historien cède à la nécessité de regarder le présent, de lui trouver une figure de sens. Il ausculte une temporalité qui lui est doublement étrange : à cette lecture du monde contemporain s’ajoute cette sensation du temps de guerre, de ce franchissement d’une ligne, qui affirme désormais un avant et un après 13-Novembre. La nation républicaine est entrée dans une dimension aux référents bouleversés. Un processus d’héroïsation se répand dans la société qui en imprègne chaque partie, revisitant les grands mythes belliqueux des siècles passés. Objet de tentation pour l’historien, le présent a ses facettes trompeuses ; il porte surtout l’esprit du renouveau. L’évolution historique est une constante anthropologique et sociale qui, modifiant les données du réel, éblouit tout regard tenté par le jeu des analogies et la mise en correspondance d’une humanité alors tenue comme immobile, prisonnière de ce temps « autre » et commun que ménage la guerre. Notre perception faussée par cette logique des parallélismes renvoie à un trouble, un tremblement, comme sur une image qui capte deux moments et fixe en calque deux mouvements. Une ressemblance ne renvoie pas à une identité : c’est là l’une des limites de cette pratique du présentisme, sinon on se montre davantage en témoin des faits qu’en historien et l’on maltraite ce qui fait l’essence du vivant, son imprédictible singularité.

Le Félin, 2020
270 p. 22 €

Édouard Galby-Marinetti

Écrivain et psychanalyste, ancien enseignant à l’université Montpellier III, spécialiste des questions d’art et d’histoire dans la littérature moderne.

Dans le même numéro

Retrouver la souveraineté ?

L’inflation récente des usages du mot « souveraineté », venue tant de la droite que de la gauche, induit une dévaluation de son sens. Dévaluation d’autant plus choquante à l’heure où, sur le sol européen, un État souverain, l’Ukraine, est victime d’une agression armée. Renvoyant de manière vague à un « pouvoir de décider » supposément perdu, ces usages aveugles confondent souvent la souveraineté avec la puissance et versent volontiers dans le souverainisme, sous la forme d’un rejet de l’Union européenne. Ce dossier, coordonné par Jean-Yves Pranchère, invite à reformuler correctement la question de la souveraineté, afin qu’elle embraye sur les enjeux décisifs qu’elle masque trop souvent : l’exercice de la puissance publique et les conditions de la délibération collective. À lire aussi dans ce numéro : les banlieues populaires ne voteront plus, le devenir africain du monde, le destin du communisme, pour une troisième gauche, Nantes dans la traite atlantique, et la musique classique au xxie siècle.