Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

L’efficacité prouvée de la non-violence

septembre 2021

L’essai d’Erica Chenoweth et Maria J. Stephan, Pouvoir de la non-violence. Pourquoi la résistance civile est efficace, déconstruit un préjugé tenace au sujet des révolutions, en démontrant que la non-violence est statistiquement plus fructueuse que les révoltes armées. Il ouvre des perspectives stimulantes pour affronter les crises politique et écologique.

La publication en français de Pouvoir de la non-violence. Pourquoi la résistance civile est efficace, dix ans après sa parution aux États-Unis, avec une préface de Jacques Semelin1, est une excellente nouvelle. Couronné de plusieurs prix depuis sa parution en 2011, l’ouvrage des universitaires américaines Erica Chenoweth et Maria J. Stephan, à la fois sérieux et détonnant, séduit à un double titre : d’une part, il met à mal la conviction selon laquelle « seule la violence paie » en s’appuyant sur une méthode rigoureuse. D’autre part, il soutient que le temps des révolutions violentes est globalement révolu, preuves à l’appui.

La thèse du livre est que, contrairement à ce que l’on croit en général, les insurrections non violentes sont plus efficaces que leurs équivalents violents : elles atteignent leurs objectifs trois fois sur quatre contre une fois seulement pour les révoltes ou tentatives de révolutions violentes. De plus, les mouvements de résistance civile (non violents) offrent de bien meilleures perspectives d’avenir démocratique que les révoltes violentes, qui ouvrent le plus souvent la voie à des régimes peu soucieux des droits humains. Pour parvenir à cette conclusion contre-intuitive, les deux chercheuses se fondent sur l’étude comparative de 323 insurrections, qui se sont produites entre 1900 et 2006, ainsi que sur l’analyse détaillée de quatre cas exemplaires : l’Iran (1979) la Palestine (1992) les Philippines (1986) et la Birmanie (1990). Nombre d’insurrections non violentes ont certes échoué, comme celle du Tibet (en 1987-1989), tandis que des campagnes violentes ont réussi, comme celle du FLN par exemple (Algérie, 1952-1962). Mais ces cas restent marginaux, et les chiffres sont sans appel.

Cette conclusion surprendra les lecteurs français plus familiers de Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre ou Trotski que de Thoreau et de Gandhi. Cette étude s’inscrit pourtant dans un courant de recherche qui a permis de recueillir de nombreuses données sur les formes de révoltes qui ont jalonné le xxe siècle, depuis les campagnes de désobéissance jusqu’aux guerres civiles, en passant par des tentatives de sécession ou de libération d’un territoire. Les deux autrices ont pu s’inspirer entre autres des travaux du chercheur Gene Sharp, qui dès les années 1970, a développé une approche pragmatique des mouvements de révolte, en rompant avec une vision irénique de la non-violence2.

Le livre de Erica Chenoweth et Maria J. Stephan, qui relève de la même approche empirique, propose une grille de lecture qui donne tout son intérêt à sa thèse. Il repose sur un double postulat, à la fois philosophique et politique. Philosophique, avec une distinction stricte, voire une mise en opposition entre « force » et « violence ». Les mouvements révolutionnaires peuvent être « forts », dans la mesure où ils parviennent à déstabiliser le pouvoir en faisant la démonstration que la toute-puissance du camp adverse est factice, puisqu’elle ne procède que de notre propre « faiblesse ». Cette pierre angulaire de la théorie de la non-violence, déjà posée dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et reprise entre autres par Gandhi, fait également écho au livre de Srdja Popovic, Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes (Payot, 2015)3. Le second axiome de l’essai, d’ordre politique, relève de l’expérience et du bon sens : la violence est vouée à l’échec face à un adversaire qui détient à lui tout seul l’exclusivité des moyens de contrôle et de répression. Jacques Semelin le rappelle dans sa préface : « Il faut être politiquement insensé pour dire que tout le pouvoir est au bout du fusil quand c’est l’adversaire qui possède tous les fusils4 ! » Les prises de position des autrices sont stratégiques et nullement idéalistes ou utopistes (nulle condamnation morale a priori de la violence).

Les objections, qui sont nombreuses, sont ensuite passées au peigne fin. Les révolutions réussies ne s’expliquent-elles pas par un contexte favorable, si bien que la révolte, violente ou pas, ne fait qu’accélérer la chute inéluctable d’un pouvoir exténué ? Ce type de spéculations sont un peu fumeuses, car nul ne sait ce qui se serait passé par exemple sans la prise de Bastille et l’intelligence politique des acteurs de la Révolution française… Quant à la question de la définition de la violence, si délicate, si litigieuse, elle n’est pas éludée, mais elle n’est pas tranchée non plus, car des méthodes dites non violentes seront toujours jugées séditieuses, donc « violentes », par le pouvoir en place. Les autrices ne nient pas non plus que violence et non-violence sont le plus souvent entremêlées, comme ce fut le cas en Algérie, en Afrique du Sud, en Palestine ou en Indonésie. Comment cataloguer les insurrections dans ces conditions ? Cette difficulté en recoupe une autre, plus embarrassante encore : qu’appelle-t-on au juste « réussite » et « échec » ? La révolution iranienne (1977-1979) est une « réussite » selon le critère retenu pas les autrices (atteindre l’objectif précis que se sont fixé les insurgés, ici le départ du shah). Mais que penser de la tournure prise par le régime qui s’est ensuivi, théocratique et furieusement répressif ? On se pose aujourd’hui les mêmes questions à propos des succès pour le moins mitigés des printemps arabes, notamment en Égypte. Rédigé en 2010, l’ouvrage n’anticipe pas le renversement des situations qui a suivi, on ne saurait leur en faire le reproche. Les autrices ont admis d’emblée que les insurrections non violentes ne sont aucunement la garantie de l’instauration pérenne de régimes démocratiques. Elles indiquent seulement que les chances de réussite sont meilleures quand les moyens employés sont respectueux des principes qui devront être mis en œuvre en cas de réussite.

Il est probable que les partisans de la violence révolutionnaire envers et contre tout continueront de ruminer leur inusable refrain : celui qui ne veut pas mourir (ni donner la mort) se condamne à l’esclavage. Si, en 1940, face à Hitler, les résistants avaient été pacifistes, où en serions-nous aujourd’hui ? Les suffragettes posaient des bombes et attaquaient les ministres à coups de marteau : n’ont-elles pas eu raison puisque le gouvernement a fini par céder ? Ou encore, plus près de nous, aurait-on pris en compte les revendications des Gilets jaunes s’ils n’avaient pas attaqué l’Arc de triomphe ? Les leçons du livre d’Erica Chenoweth et Maria J. Stephan paraissent plus clairvoyantes et plus en phase avec les mouvements actuels de désobéissance civile qui se multiplient aujourd’hui. Ni les bombes artisanales ni les voitures-béliers ne sont en mesure de faire revenir les États à plus de raison et de prudence sur le dossier climatique – entre autres. Des stratégies innovantes, créatives, adaptées aux contextes politiques, à l’image de celles qui ont démontré leur efficacité au siècle passé, sont finalement plus machiavéliennes. Il ne s’agit toutefois que d’un pari, les chances de succès restant aléatoires. Ce qui ne doit pas nous dissuader d’y réfléchir et d’en débattre sereinement. Sans violence.

  • 1.Jacques Semelin, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po, est le spécialiste français des questions de résistance civile. Il a publié notamment Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe (1939-1943), Paris, Payot, 1989, et Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort, Paris, Seuil, 2013.
  • 2.Sa principale contribution, The Politics of Non-Violent Action, a été publiée en trois volumes en 1973. La reconnaissance des travaux de Sharp lui a permis de créer à Harvard en 1984 un centre de recherches sur les stratégies non violentes (Program on Nonviolent Sanctions) au sein du Center For International Affairs (CFIA).
  • 3.Srdja Popovic, qui fit tomber Milošević, fut également l’inspirateur des révolutions fleuries (Géorgie, Liban, Ukraine) ainsi que l’architecte secret des printemps arabes.
  • 4.Propos d’un militant américain, Saul Alinsky, inventeur d’une méthode non violente originale visant à rendre un pouvoir de pression aux plus déshérités des ghettos de Chicago,
Calmann-Lévy, 2021
488 p. 24,50 €

Laurence Hansen-Löve

Agrégée de philosophie, titulaire d'une maîtrise passée sous la direction de Vladimir Jankélévitch et d’un DEA, Laurence Hansen-Løve a été professeure de philosophie en classes de terminale et en classes préparatoires et maître de conférences à Sciences po Paris. Elle est actuellement chargée de cours à l'Institut privé de préparation aux études supérieures. Ses essais portent sur la dimension…

Dans le même numéro

Où habitons-nous ?

La question du logement nous concerne tous, mais elle peine à s’inscrire dans le débat public. Pourtant, avant même la crise sanitaire, le mouvement des Gilets jaunes avait montré qu’elle cristallisait de nombreuses préoccupations. Les transformations à l’œuvre dans le secteur du logement, comme nos représentations de l’habitat, font ainsi écho à nombre de défis contemporains : l’accueil des migrants, la transition écologique, les jeux du marché, la place de l’État, la solidarité et la ségrégation… Ce dossier, coordonné par Julien Leplaideur, éclaire les dynamiques du secteur pour mieux comprendre les tensions sociales actuelles, mais aussi nos envies de vivre autrement.

À lire aussi dans ce numéro : le piège de l’identité, la naissance du témoin moderne, Castoriadis fonctionnaire, le libéralisme introuvable, un nouveau Mounier et Jaccottet sur les pas d’Orphée.