
Témoins de Jean Norton Cru
Ouvrage majeur de l’après-guerre, sa valeur tient autant à l’anticipation de cette entité moderne du témoin que dans ses lacunes et ses réductions méthodologiques, propres aux conditions de la guerre comme aux préjugés de son temps.
Objet de controverse hier encore entre les historiens de la Grande Guerre, Témoins. Essais d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, paru en 1929, de Jean Norton Cru connaît une nouvelle sortie, dans une édition établie et préfacée par Philippe Olivera qui se veut plus accessible, abrégée et annotée, en format de poche.
Ouvrage majeur de l’après-guerre, sa valeur tient autant à l’anticipation de cette entité moderne du témoin que dans ses lacunes et ses réductions méthodologiques, propres aux conditions de la guerre comme aux préjugés de son temps. Jean Norton Cru ne retient qu’une seule population de témoins de la guerre, celle des combattants, les hommes du front, les survivants qui ont annoté leur expérience. Dans cette perspective, sont exclus les civils, l’ensemble des femmes et des enfants. D’autres restrictions sont également apportées, comme celle de ne sélectionner que des œuvres publiées. Il s’agit pour le chercheur de placer son étude sur le terrain des combats et de séparer le bon grain de l’ivraie, en traquant les imposteurs du rang, ceux qui ont écrit ce qu’ils n’ont pas vécu, afin de mieux récompenser les héros et célébrer les frères d’armes.
Dans ce labyrinthe de plus de trois cents œuvres, dans cette « franc-maçonnerie des poilus » qui peuvent dire « J’y étais », l’entreprise de démystification entre en lutte contre les « fantastiques exagérations », orchestrées autant par la presse et les autorités que par les romanciers. La présence du moi dans l’énoncé, confirmée par une date et un lieu, va constituer le gage ultime de l’authenticité du témoignage. Émile Benveniste en fournit une explication : « Il n’y a pas d’autre témoignage objectif de l’identité du sujet que celui qu’il donne ainsi lui-même sur lui-même1. » Le déluge de carnets publiés au cours de la guerre a donc sa raison : écrire est un acte constituant ce que Gérard Genette nomme une « preuve d’existence » ; cet acte est fondateur de l’individu et de la communauté ; il renferme leur mémoire dans des vases communicants.
Jean Norton Cru a connu les tranchées ; son corps et sa pensée sont marqués par ce violent traumatisme. L’écriture s’avère réparatrice, qu’on se lance dans la rédaction d’un carnet intime ou dans celle d’une étude sur ces mêmes carnets. En établissant ce monumental répertoire, l’auteur de Témoins poursuit sa propre quête intérieure. Ainsi, la mémoire vivante force aux catégorisations, aux préférences, et les préjugés méthodologiques alors s’expliquent.
Lors d’un colloque à Genève en 2014, Philippe Lejeune rappelait le besoin de reconnaissance personnelle chez Jean Norton Cru, effaré par la guerre. Cette recherche d’estime de soi le pousse à redoubler d’efforts, à fortifier encore ses travaux. Il surmonte son sentiment dépréciatif, nourri par les souffrances, en tentant de renouer avec la brassée fraternelle qui maintenait les hommes du front. Il lui faut restituer toute cette humanité dans son exacte apparition, sans affabulation. Pour cela, Jean Norton Cru s’établit juge des expériences et dépouille l’immense corpus des carnets : il adoube les uns, retranche les autres. Ce travail radical de désherbage lui a valu de sévères critiques.
Par un mécanisme protecteur, Jean Norton Cru s’est dissimulé à lui-même que le combattant n’est en fin de compte qu’une pièce dans une structure, un membre égal de la collectivité en lutte, appelé comme d’autres à questionner les valeurs humaines et la citoyenneté. La révolution opérée par le témoin consiste à déclarer que les facultés sensorielles ne suffisent plus à restituer les faits historiques : ceux-ci ont besoin d’être vécus, saisis dans leur complexité dramatique, en chair et en esprit. Ce qui est discriminant tient dans la preuve qu’on apporte de la présence intime. C’est le sens du propos de Jean Norton Cru, bannissant les « récits des spectateurs ». Par les écrits qu’on laisse, hommes et faits tiennent d’une même substance, afin que l’histoire ne puisse se dispenser ni des uns ni des autres.
- 1. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966.