
Chinatown, intérieur de Charles Yu
Trad. par Aurélie Thiria-Meulemans
Féroce à l’égard de la machine hollywoodienne, critique de la société américaine, sceptique quant aux voies de l’assimilation, sensible à la complexité des relations familiales, l’auteur mêle fiction et réalité, se jouant du rôle que chacun veut incarner dans la vie comme sur le petit écran.
Ce roman déroutant échappe à toute classification. Écrit sous la forme d’un scénario de série télévisée policière, Noir et Blanc, avec pour décor un restaurant au cœur de Chinatown, le Golden Palace, il met le projecteur sur un protagoniste, Willis Wu, qui y tient le tout petit rôle de « l’Asiat’ de service ». Féroce à l’égard de la machine hollywoodienne, critique de la société américaine, sceptique quant aux voies de l’assimilation, sensible à la complexité des relations familiales, l’auteur mêle fiction et réalité, se jouant du rôle que chacun veut incarner ou se voit attribuer dans la vie comme sur le petit écran. Sarcastique et tendre à la fois, il s’attaque avec une originalité percutante à des thèmes aujourd’hui classiques, comme le parcours d’une famille d’immigrés, les formes de racisme ou la quête d’un sentiment identitaire.
Charles Yu, à travers l’origine taïwanaise de sa famille, ses études de droit à l’université de Columbia, ses débuts professionnels dans de grands cabinets d’avocats et sa participation comme scénariste à des séries télévisées, a une connaissance intime des milieux qu’il met en scène. La sophistication de son style narratif la magnifie. Qu’il appréhende les difficultés que peuvent rencontrer ceux qui, bien que devenus Américains, ne sont pas perçus comme tels, décrypte les discours bien-pensants des élites ou dévoile les mécanismes qui font le succès des séries télévisées avec leur cortège d’a priori et de stéréotypes, une émotion tangible au plus près du vécu vient se glisser.
Les registres pluriels de la narration – intrigues des épisodes, références culturelles, rappels historiques, explications concrètes, tranches de vie – se recoupent pour mettre au centre d’un récit parfois sombre, souvent drôle, les rêves et espoirs de l’Asiatique-Américain. En filigrane, ils suggèrent que, sur cette vaste scène de spectacle, ce studio de télévision qu’est le monde, chacun doit lutter pour voir son authenticité reconnue et acceptée.
Le script de Noir et Blanc raconte les enquêtes à Chinatown de deux policiers, membres de l’Unité des crimes impossibles, le très musclé Noir, Miles Turner, et la non moins charmante et très humaine Blanche, Sarah Green. À leurs côtés, Willis Wu déambule, « Asiat’ générique », contraint à parler l’anglais avec un accent prononcé, jamais dans un rôle de héros, mais ambitionnant toujours d’incarner Mister Kung-Fu. Les dialogues, les apartés, la description des tenues, les détails du maquillage, la précision des lieux d’investigation, les coups de théâtre sont autant d’éléments qui révèlent avec humour la manière honteuse dont la télévision, dans sa recherche exclusive d’une audience large, se fait complice des préjugés de la société.
En miroir, entre deux répliques ou des commentaires sur le déroulement de l’action, la dimension humaine prend le pas sur les clichés. De longs passages décrivent minutieusement l’âpre et laborieux quotidien dans l’immeuble au-dessus du restaurant du Golden Palace. Des digressions s’attardent sur les histoires de vie de ses habitants, tel le père de Willis : il a eu le rôle de « Chinois fripé », de « Sifu le Mystérieux Maître Kung-Fu » et pour finir de « Vieil Asiat’ » et, après avoir passé les deux tiers de sa vie aux États-Unis, loin de Taïwan, il choisit de chanter en karaoké la chanson de John Denver, Country Road, « parce qu’elle parle de rentrer à la maison ». Des pages entières sont consacrées aux héros qui peuplent l’imaginaire : Grand Frère, « qui pousse les gamins de Chinatown à se surpasser », car il est « le mec que tu rêves de devenir quand tu seras grand », plus encore que Bruce Lee, « légendaire, mais pas mythique. Trop réel, trop précis pour être un mythe ».
Pour étayer la charge affective de ces destins évoqués et le caractère loufoque du crime, sans doute racial, à élucider dans l’épisode en cours de tournage, Charles Wu n’hésite pas à imprimer au récit une tonalité doctrinale : rappel de faits politiques, énoncé des textes qui ont trait au statut des Asiatiques aux États-Unis, mise en exergue de citations d’un sociologue, d’un historien et d’une journaliste connus pour leurs travaux sur la représentation de Chinatown, le métier d’acteur et la confusion possible entre réalité et spectacle. Comme au cours d’un débat, le narrateur interpelle frontalement Willis Wu à la deuxième personne du singulier, l’interrogeant sur ses motivations, les implications de ses décisions, son sentiment d’infériorité et la qualité de ses rapports avec ses parents, avec la femme qu’il aime ou sa fille Phoebe. Il l’oblige ainsi à réfléchir sur sa place dans le système, sa posture de suspect ou de victime et son degré de responsabilité dans le racisme et la xénophobie, allant jusqu’à lui demander qui piège qui dans ce microcosme discriminant.
Prisonnier de son sentiment « d’avoir la conscience d’un Américain contemporain et la tronche d’un paysan chinois d’il y a cinq mille ans », dans la dernière scène, Willis Wu, sous l’appellation « Toi », comme si l’acteur se vivait aussi en spectateur, se retrouve au tribunal : il est jugé pour sa « propre disparition » et défendu par Grand Frère. À l’annonce de sa condamnation, « Toi » a juste le temps d’exprimer avec force et violence sa colère d’être enfermé dans une histoire qui ne veut pas de lui, de ne pas jamais être vu comme un Américain, de toujours devoir ou vouloir jouer un rôle. Un coup de feu éclate. Mister Kung-Fu est mort ; Willis Wu n’est plus papa Kung-Fu, juste papa. Chinatown intérieur devient Chinatown extérieur.