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Notes de lecture

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L'Alcoran d'Olivier Hanne

Préface de John Tolan

mai 2020

Si Umberto Eco a écrit que « la langue de l’Europe, c’est la traduction1 », le livre d’Olivier Hanne peut s’appréhender comme une histoire parallèle de l’Europe, via sa relation avec l’islam et son livre saint. Plus que des rapports entre Européens de l’Ouest et musulmans, L’Alcoran permet en effet de comprendre les clichés et images qui ont bâti les relations entre deux civilisations se définissant par leurs religions depuis les conquêtes musulmanes du viie siècle. Comme l’explique l’auteur dans sa conclusion, l’Occident laïcisé contemporain continue paradoxalement de mal étudier le Coran, de le publier en majorité sans notes ou sans contextualisation des sourates, ou sans rappeler les nombreuses exégèses de ce livre publiées par des auteurs musulmans entre le viiie et le xiie siècle.

La traduction la plus diffusée pendant plusieurs siècles fut en effet l’Alcoran de Cluny, texte établi par Robert de Ketton en latin en cherchant le juste compromis entre cette langue et l’arabe, là où la version de Marc de Tolède, que l’historien considère meilleure, fut à peine copiée. Olivier Hanne précise par ailleurs qu’il est très difficile pour des traducteurs chrétiens médiévaux de bien rendre certains termes coraniques, comme amana, rendu par «  croire  » malgré le sens très différent de ce verbe en arabe ; idem avec sapientia pour hikma, elle aussi «  sagesse  », mais plus religieuse.

Dans tous les cas, l’historien explique comment les auteurs et intellectuels chrétiens préférèrent toujours les premières impressions et les récits de seconde main pour étudier – ou plutôt déconsidérer – l’islam. Les paradigmes étaient établis dès Isidore de Séville : les Arabes ne sont que des « Sarrasins », enfants bâtards d’Abraham, et ne parlent aucune des trois langues sacrées, l’hébreu, le grec et le latin. La Source de la connaissance (743) de Jean Damascène fournit par la suite la vulgate européenne sur l’islam : « superstition » créée par un « faux devin », illogique et incohérente par rapport au texte biblique. Ses quelques paraphrases de sourates, expliquant au lecteur la vision du Christ ou des femmes dans cette religion, fourniront pour plusieurs siècles les contre-arguments chrétiens face à l’islam. De tels préjugés, conjugués à la faible circulation des traductions du Coran, firent réagir jusqu’à Luther qui, dans la préface d’un ouvrage de réfutation du livre saint en 1542, déplora ne pas pouvoir lire lui-même ce texte en latin, écrivant : « Personne ne s’est donc soucié de savoir quelle est la croyance de Mahomet: tout le monde s’est contenté de la seule certitude que Mahomet a été un ennemi de la foi chrétienne. »

Luther et Mélanchthon apparaîtront comme cautions éditoriales de la première impression du Coran en Europe, par Théodore Buchmann, dit Bibliander, à Bâle en 1543 (deuxième édition en 1550), malgré l’avis défavorable des autorités de la ville ! Par une sorte de plasticité argumentative, les protestants parvinrent à en tirer des arguments contre le catholicisme : encore une façon de ne pas s’attaquer au texte, mais de n’y voir qu’un moyen. Olivier Hanne explique ainsi comment l’Europe utilisera longtemps ce livre comme « prétexte », ne voulant le lire que pour le réfuter, étudier l’arabe que pour évangéliser les musulmans. La Somme contre les Gentils (1265) de Thomas d’Aquin, par exemple, devait à l’origine être un bréviaire à destination des missionnaires envoyés à Tunis…

Cette idée d’une rencontre inachevée, de deux «  blocs  » emplis de préjugés l’un sur l’autre et peinant à dialoguer, habite l’ouvrage. L’auteur adopte a contrario un point de vue intermédiaire sur le débat historiographique autour de la transmission des textes antiques par «  les Arabes  » ou «  la chrétienté  ». Le lecteur apprend que les traductions réalisées dans le monde arabe le furent par des chrétiens ou des juifs, le grec n’ayant presque pas été enseigné aux savants musulmans (Averroès notamment l’ignorait et utilisait des traductions). L’apport d’Aristote dans la civilisation islamique aurait surtout reposé sur ses textes scientifiques, là où la scolastique médiévale aurait triomphé intellectuellement en liant la métaphysique du Stagirite et la vision chrétienne de la Création. Parallèlement, les Européens ne se seraient intéressés aux textes arabes que pour leurs apports en mathématiques ou en médecine, jamais pour leurs exégèses ou leur spiritualité.

Le xixe siècle n’améliorera pas cette incompréhension, malgré des Lumières relativement indulgentes envers l’islam : Voltaire avait lui aussi déploré l’ignorance européenne envers cette religion dans le Dictionnaire philosophique (1764) et l’article «  Mahométisme  » (1765) de l’Encyclopédie, écrit par le chevalier de Jaucourt, louait « le génie du peuple arabe, mis en mouvement par Mahomet ». Mais Hegel parlera d’un « enthousiasme abstrait » de l’islam dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire (1831), et Renan fustigera cette religion dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1862, dans des termes presque précurseurs de certains discours anti-islam actuels.

L’Alcoran se lit par conséquent comme l’histoire dense d’un texte mal compris, peut-être du fait de sa difficulté formelle : Olivier Hanne, par indulgence et pédagogie, précise fréquemment le sens spécifique, complexe à bien rendre, de tel terme de l’arabe coranique. Sans doute forme-t-il un très bon complément, ou une longue introduction, au Coran des historiens2, projet éditorial recontextualisant le texte sacré dans sa géographie et sa linguistique. Deux tentatives d’améliorer la compréhension d’un livre souvent difficile à aborder.

  • 1.  Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction [2003], trad. par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 2007.
  • 2.  Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (sous la dir. de), Le Coran des historiens, Paris, Éditions du Cerf, 2019.
Belin, 2019
696 p. 28 €

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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