
Indignation totale de Laurent de Sutter
À contre-courant des diatribes habituelles sur la dépolitisation des Occidentaux, le nouveau livre de Laurent de Sutter est un essai sur le triomphe de l’indignation. Connu pour ses ouvrages de société sur l’érotisme et la pornographie, la police et le terrorisme ou encore sa théorisation de la « pop philosophie », le professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit de Bruxelles réfléchit cette fois aux passions politiques. Notre époque, dit-il, n’est pas celle de l’indifférence : elle est celle du scandale – scandale suscité par des « scènes originaires », avérées (la publication des caricatures de Mahomet dans un journal danois, la photographie d’un enfant syrien échoué sur une plage turque, l’affaire Weinstein) ou fausses (l’exploitation d’une réserve naturelle guarani par Nestlé). La véracité de ces événements symboliques, explique l’auteur, est même plutôt annexe. « Il suffirait qu’une rumeur laissât entrevoir une vérité autre pour devenir vraie elle-même. » Que l’information soit vraie ou non, la logique du scandale est la même : rassemblement des indignés autour d’un sujet d’indignation, polarisation des points de vue et exclusion des « outsiders » – ceux qui n’ont pas la décence morale de s’indigner. Du côté des indignés donc, les détenteurs de la Raison, des disciples autoproclamés de Kant et des Lumières ; de l’autre, les « méchants » ou seulement ceux qui pensent possible de dépasser « l’horizon policier » résolument conformiste et exclusif de la Raison. Laurent de Sutter, on l’aura compris, dit se situer dans le second camp. Le titre, Indignation totale, en annonce la thèse. Il y a quelque chose de totalisant (totalitaire au sens faible du terme) dans la façon dont la doxa impose le sentiment de l’indignation autour duquel se forme le consensus qui la caractérise. La doxa, aussi pleine de Raison soit-elle, se construit sur la base d’un sentiment moral partagé – celui au nom duquel on s’indigne ; au prix, regrette l’auteur, de l’abandon de la pensée véritable, fille du doute et des sceptiques.