
Réflexes primitifs de Peter Sloterdijk
Dans ce manifeste pro-européen, Peter Sloterdijk pose la question philosophique qui, pour Kant, résume toutes les autres : qu’est-ce que l’homme ? Au regard de la tradition, « l’être dont la nature veut qu’il soit victime de ses erreurs ». Remontant jusqu’aux philosophies grecques et indiennes, le philosophe allemand rappelle combien nous nous sommes définis par ce qu’il appelle « l’idéologie de l’erreur », un « pacte à demi conscient, à demi inconscient entre les menteurs et ceux que l’on abuse ».
La société s’envisage elle-même comme une scène d’affrontement entre « ceux d’en haut » et les autres : l’un et l’autre camp, inévitablement, sont engagés dans une logique de méfiance et de haine partagées. Aujourd’hui, les élites peinent à dissimuler « l’indifférence que leur inspire ce souci du bien commun qu’on leur prête officiellement ». Leurs détracteurs, quant à eux, las de cette imposture, se tournent finalement vers le populisme, une « tromperie alternative ». Dans cette guerre idéologique où la vérité est piétinée, les mass media jouent un rôle décisif : ils « n’ont pas pour fonction première d’informer, mais de produire des épidémies fondées sur les signes ».
Face au réalisme politique, les « cyniques », qui se moquent du réel et plus encore de la morale, triomphent. Ils incarnent une « force pure », qui avance comme « une pierre qui roule ». Dès lors, l’opposition entre ceux d’en haut et ceux d’en bas se transforme facilement en une lutte entre gagnants et perdants, où l’identité des uns se construit et se renforce avec la désignation d’un ennemi, qu’il soit national (les États-Unis comme l’Urss de la guerre froide), social (les prolétaires contre les bourgeois), idéologique (la social-démocratie contre le communisme), souverainiste (les Britanniques contre l’Union européenne)…
D’une part, la simplification de la pensée conduit à un évidement de la vérité politique au profit de la diffusion des « épidémies artificielles ». D’autre part, en fomentant des lubies contre des ennemis fantasmés, il devient de plus en plus difficile de se connaître soi-même, hors adversité. La perte de l’ennemi effrite les identités auto-proclamées. Ainsi, par exemple, « sans la pression de la menace communiste, la social-démocratie perd de plus en plus sa plausibilité » qui « vivait notamment du pire qu’elle empêchait ou prétendait empêcher ». Elle ne se reconstruit qu’en désignant un nouvel ennemi, le terrorisme, dont elle exagère la puissance pour mieux justifier cette « formule absurde de la guerre contre la terreur ». Et Sloterdijk de regretter que l’Allemagne « se laisse plonger dans un état de peur panique par une poignée de criminels qui jouent aux combattants ».
La mise en scène de la lutte passionnelle est double : en plus des mensonges d’État (qui ne reconnaissent pas être guidés par l’improvisation et les humeurs, incapables « d’établir un ordre du jour »), on assiste à la prolifération des mensonges privés, encouragés par l’appareil médiatique qui « se refuse à faire la distinction entre l’expansion d’une information et sa teneur en vérité ». Au temps de la réflexion se substitue celui du réflexe primitif, assez proche de la théorie du chien de Pavlov : « Dans le cas de certains simulis sémantiques, par exemple “frontière”, “immigration” ou “intégration” […] le suc jaillit aussitôt. »
Cet ouvrage est aussi l’occasion pour Sloterdijk de revenir sur les polémiques dont il a fait l’objet après sa condamnation de la politique migratoire de Merkel et de préciser son orientation politique, un « conservatisme de gauche », proche de Régis Debray (ses positions sur la défense de la souveraineté lui avaient valu d’être associé à l’AfD). Sloterdijk ne cache pas sa répulsion pour l’engouement des progressistes pour l’adhésion populaire : « Une Europe populaire, que l’on prétendrait fonder “démocratiquement”, serait haïssable. » L’Europe doit rester ce qu’elle était à l’origine : une coopération fondée par les élites politiques lucides, qui ne se laisse pas embarquer par les passions. « La force de l’Europe repose sur l’indépendance de ses institutions à l’égard de l’humeur », répète le philosophe. Toutefois, disant cela, ne choisit-il pas son camp entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas » ?