
L’Assujettissement des nations de Renaud Beauchard avec Sarah Albertin
En s’intéressant au Règlement des différends investisseurs-État (Rdie), le juriste Renaud Beauchard montre un aspect méconnu de la mondialisation. De nombreux traités, à partir des années 1950, ont institué des mécanismes d’arbitrage des conflits entre les investisseurs privés et les États signataires, permettant d’engager la responsabilité de ces derniers. Il s’agissait de sécuriser les acteurs économiques du Nord souhaitant investir dans les États du Sud décolonisés, dont il pouvait être craint que des changements politiques en rendent certains hostiles à l’argent étranger, via la pratique de l’expropriation.
En 1990, la décision AAPL contre Sri Lanka d’un de ces tribunaux arbitraux, le Cirdi, créé par la Convention de Washington de 1966, a déduit de la conclusion d’un simple accord bilatéral d’investissement le consentement à l’arbitrage, même si celui-ci n’était pas explicitement prévu, ouvrant d’une certaine manière au tribunal une compétence de droit commun. Le Rdie a alors connu un grand essor – sur cent dix traités bilatéraux d’investissement et d’arbitrage signés par la France, quatre-vingt-dix sont postérieurs à 1990. De grandes affaires, dans lesquelles des multinationales contestaient des politiques étatiques qu’ils jugeaient défavorables, ont suscité la critique des altermondialistes. Il en va ainsi de l’affaire Vattenfall de 2014, dans laquelle un groupe énergétique suédois a attaqué devant le Cirdi la politique de sortie du nucléaire de l’Allemagne et exigé quatre milliards d’euros de dommages-intérêts.
Alors que l’on a tendance à ne voir dans le juge que sa figure nationale traditionnelle, l’arbitre du Rdie est une figure de la mondialisation néolibérale. Il exprime une certaine conception de la souveraineté étatique contemporaine, qui ne surplombe plus l’acteur privé, mais lui doit des comptes. Ce phénomène juridique est alors un aspect d’une conception totale du marché, autant qu’il est la manifestation d’une tendance, bien connue en droit public français, de contrôle de l’activité étatique. Ce même contrôle a déjà donné lieu, au niveau national, à une certaine « surdétermination économique » du droit qui pousse à considérer l’État comme une entreprise comme les autres, en le soumettant à un droit public de la concurrence[1]. Limiter l’État, cela peut vouloir dire lui opposer les multinationales.
Cette ambivalence se retrouve dans l’idée d’un « droit cosmopolite » ou global, un droit sans État, souvent associé à l’universalité des droits de l’homme et à un courant d’idées néo-constitutionnaliste – le système juridique est alors conçu comme constitué de valeurs, droits et principes qui dépassent les règles posées par l’État. Cela interroge la manière dont on peut encadrer, avec les outils du droit contemporain, largement étatiques, un phénomène de flux qui circulent à une échelle globale. La troisième partie de l’ouvrage invite à réfléchir à de nouvelles solutions.
L’étude de Renaud Beauchard constitue ainsi une démonstration convaincante qui mêle de savantes analyses juridiques, philosophiques et économiques, toutes trois nécessaires à une discussion critique de l’état du droit et de ses tendances profondes.
[1] - Voir Jacques Caillosse, L’État du droit administratif, Paris, L.G.D.J., 2015.