
Le pire n’est pas certain de Catherine et Raphael Larrère
Essai sur l’aveuglement catastrophiste
Dans la période que nous vivons, la collapsologie rencontre un succès indéniable. Elle semble forte de la lucidité sur les temps à venir et d’une prise de conscience impérative à l’ère de l’Anthropocène. L’ouvrage Le pire n’est pas certain passe au crible ce nouveau courant. Non pas évidemment pour nier les catastrophes présentes et à venir, ni même pour défendre une illusoire solution technologique, mais justement pour mettre au jour ce que la collapsologie a de nocif et de périlleux pour des luttes nécessaires en ces temps de périls. Ces dernières, selon l’ouvrage, peuvent miser sur les diversités locales et la responsabilisation politique.
Le propos entend sortir du dualisme stérile du business as usual et du fatalisme de l’effondrement. À n’envisager que « la » catastrophe dans son imminence inéluctable, on étouffe les possibles, qui sont pourtant le seul espoir de laisser surgir l’improbable et l’imprévu, même en temps de désastre. Les auteurs, loin de tomber dans la facilité des caricatures faites de la collapsologie, en reconnaissent les nuances et différents courants tout en en faisant une généalogie historique, philosophique et politique éclairante. Ils montrent comment la notion de « catastrophe » émerge dans le discours écologique et comment s’est construit un récit unificateur – mais simplificateur – de la catastrophe. Considérer la collapsologie à la fois sous son angle épistémologique et narratif permet d’en saisir les écueils. Se fondant sur des statistiques globales faisant fi des localités et sur un modèle déterministe, la collapsologie prend les atours d’un fatalisme résigné dont le champ d’action se déploie déjà dans un « après ». Pourtant, plaident les auteurs, on peut envisager le catastrophisme comme une nécessaire prise de conscience de la catastrophe dans la perspective de sa prévention ou de son ralentissement1.
La collapsologie dépolitise et inhibe les actions des luttes. Lorsqu’elle s’intéresse aux solutions et aux expérimentations actuelles, c’est en tant qu’elles représentent des futurs convalescents de l’après-catastrophe. Pourtant, comment concilier par exemple des zadistes, issus pour une part d’une gauche radicale ou libertaire, avec des survivalistes, fascinés par le paramilitaire et trouvant des liens idéologiques avec l’extrême droite ? Passer par-delà les étiquettes et matrices idéologiques relève d’une candeur certaine dès lors que l’on s’attache à élaborer une collectivité post-catastrophe. Un certain nihilisme finalement se fait jour : à quoi bon la lutte pour éviter l’inévitable ? Mais le paradoxe est bien là : celui d’une fragilisation de la pensée et du combat écologiques. Ce qui pourrait s’apparenter dans sa conscience écologique à un remède devient nocif en temps de tempête. Les discours collapsologiques recourent aux statistiques, chiffres, prévisions tout en oubliant la construction et la dimension interprétative. Ils finissent par établir une certitude (plus ou moins imminente), là où il faudrait bien plutôt voir une injonction à l’action. L’intérêt pour les actions n’est pas absent de la collapsologie, soulignent les auteurs, mais il relève d’un cheminement individuel, intérieur, qui défait le tissu collectif. S’il y a tout de même bien une dimension politique de la collapsologie, c’est avant tout une « politique de la résilience », en préparation des chocs et non dans une volonté de les circonscrire et les prévenir. Le collectif et les structures institutionnelles sont pourtant indispensables pour affronter les catastrophes et non seulement vivre « avec ».
Derrière ce réquisitoire contre une forme de résignation se dessine un plaidoyer pour une mise en lumière du local et de la diversité des récits qui permet, sinon de se battre, de prendre la mesure des choses et de trouver des échappatoires. Le renversement des échelles, selon les auteurs, est salutaire : penser la situation non plus globalement mais localement est nécessaire pour établir un diagnostic efficace et laisser naître des possibles. L’autre nécessité qu’occulte la collapsologie est la prise en compte de la diversité. Au singulier écrasant et simplifiant de la catastrophe, il faut substituer les réalités bouleversées, détruites et menacées, et entendre d’autres récits, qu’ils soient géographiques ou historiques. Les luttes passées, gagnées ou perdues, gardent leurs vertus d’enseignement. Face à la défaite de l’utopie d’une réponse globale, harmonisée et concertée, il ne faut pas non plus se résigner à un repli de l’individu. L’autonomie est contradictoire avec l’hétéronomie et l’interdépendance que certains modèles naturels nous offrent comme exemples non seulement de vie mais aussi d’existence. À cet égard, l’ouvrage fourmille de références alternatives et de mises en perspective scientifiques comme philosophiques.
Au temps des récits, le danger de la collapsologie, semblent dire les auteurs, est de stériliser ou d’inhiber les imaginaires dans un fatalisme, à partir d’une vision quasi scientiste du monde. En effet, si les collapsologues ne sauraient être réduits à des prophètes de la fin « du » monde, ils oublient d’autres récits des catastrophes qui ont leur dignité. Le récit de la catastrophe peut ainsi se donner comme un millénarisme sécularisé, perdant en pragmatisme, amenant les esprits à un désir paradoxal de la catastrophe. En somme, l’enjeu n’est pas de s’opposer, dans une défiance monolithique ou a priori, aux discours collapsologiques, mais de comprendre ce qu’ils disent de notre époque et de tenter d’y réintroduire ce qu’ils ont évacué : le collectif, l’institutionnel et la politique dans un combat urgent qu’il ne faut pas abandonner. Le pire n’est pas certain a cette vertu salutaire de s’attaquer à l’idole comme récit, afin d’en défaire la rigidité, les artificialités et les dangers et de sortir de l’absence de solutions alternatives.
- 1.Voir Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2004.