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Notes de lecture

Dans le même numéro

La Soustraction de Alia Trabucco Zerán

Trad. par Alexandra Carrasco

juin 2021

Zerán excelle à capturer l’essence d’une scène, à rendre sensible la vulnérabilité des protagonistes à chacun des âges évoqués.

Dans son premier roman, l’autrice chilienne, avec une brutalité appuyée et un lyrisme déroutant, sonde le retentissement des années Pinochet sur les enfants de ceux qui, pour s’être opposés à la dictature, ont été poursuivis, menacés, torturés, tués, portés disparus. Trois descendants de militants – Felipe, Iquela, restés au Chili, et Paloma, partie en Allemagne avec ses parents et revenue à Santiago pour y faire enterrer sa mère, décédée à Berlin – se retrouvent à conduire un corbillard encore vide pour aller récupérer le cercueil à Mendoza – en raison d’une éruption volcanique et des cendres qui recouvrent Santiago, l’avion qui le transportait ayant été détourné en Argentine. Enfermés dans un passé qu’ils n’ont pas vécu, incapables de l’ignorer autant que de l’oublier, ces trentenaires écartelés s’affrontent dans un road trip cocasse et morbide, à la fois solidaires du mal qui les ronge et envieux de ces ruses que chacun d’entre eux a inventées pour survivre. La violence physique et psychique qu’ils s’imposent, parfois à la limite du soutenable, est en résonance avec la cruauté des années de dictature, alors qu’une certaine innocence, souvenir d’une enfance précocement arrachée, s’obstine à perdurer. La beauté troublante de la narration est de les faire dialoguer.

Au fil des voix alternées de Felipe et d’Iquela, le récit s’ancre dans un décalage permanent entre ce que les mots suggèrent et ce qu’ils s’efforcent de dissimuler, entre le réalisme des situations vécues et l’évocation en pointillé d’épisodes traumatiques. Dès les premières pages, Felipe, avec une impulsivité rageuse, et Iquela, dans un effort de cohérence, laissent s’ouvrir leurs fêlures et percer la fragilité de leur être. Felipe, fils de disparu, se donne pour mission de compter les morts afin de comparer leur nombre à celui des tombes, et tenter de « faire coïncider les mathématiques mortelles et les recensements ». Iquela fait remonter l’origine de son errance à la date du référendum de soutien à Pinochet : « Nous étions le 5 octobre 1988, ce n’est pas moi mais ma mère qui a décidé que je n’oublierais pas cette nuit-là. » C’est ce même jour aussi que, Paloma, fillette un peu plus âgée, lui a fait découvrir la cigarette, l’alcool, les cachets hypnotiques et le goût du baiser.

Abasourdis par ces injonctions, paralysés par la culpabilité qu’ils croient être la leur, les deux amis se sont enlisés dans une forme de déni, jusqu’à ce road trip incongru avec Paloma et ce passé qui soudain peut avoir du sens : ne s’agit-il pas de donner une sépulture à un mort ? Sur fond d’humour, de dérision, de rencontres incongrues, de péripéties, mais aussi de sexe, de drogues, d’agressivité et de colère, chacun des protagonistes écrit peu à peu les prémices de sa propre histoire. Une parole se libère.

En marge de quelques références concrètes aux années Pinochet, comme la photo en noir et blanc où sont réunis les parents de Felipe, de Paloma et d’Iquela, des images à la fois fulgurantes et fugaces se glissent. Felipe revoit sa grand-mère Elsa pleurer en regardant, chaque samedi, l’émission de télévision où des mères retrouvent un fils disparu ; Iquela se souvient avoir surpris avec Felipe les accusations portées par Elsa contre ses parents, responsables par maladresse – deux mots lâchés par Rodolfo lors de son arrestation – de la disparition tragique de son fils. Un voile se déchire peu à peu, révélant deux enfants aux prises avec des drames qui les dépassent, des chagrins qu’ils ne comprennent pas. Confrontés à ce monde d’adultes endeuillés, perclus de douleurs et de regrets, pour ne pas en être exclus, pour affirmer leur solidarité, mais surtout pour pouvoir donner un nom à leur propre peine, ils finissent par se lancer des défis et se meurtrir physiquement : « Collectionnons les croûtes, Iquela, on a besoin d’une blessure pour de vrai, une égratignure qui serve d’abri à l’autre blessure. » Sur le chemin de l’école, devant leurs camarades, Felipe enjoint Iquela de le frapper de toutes ses forces, même quand il est à terre ; Iquela demande à sa camarade de classe, Camila, de lui gratter la paume de la main, avec ses ongles, jusqu’au sang et au-delà.

Zerán excelle à capturer l’essence d’une scène, à rendre sensible la vulnérabilité des protagonistes à chacun des âges évoqués. Elle sait naviguer d’un registre à l’autre, passant du simple compte rendu du plaisir équivoque que Felipe et Iquela, travaillant en binôme pendant un cours, ont retiré de la dissection d’un œil de vache, à la description explicite des effets de la drogue et de l’alcool consommés avec excès par les trois protagonistes dans une gargote minable. Elle peut faire sourire, comme lors des discussions sur la location du corbillard, la Generala, allusion indirecte au général Pinochet, trembler, quand Felipe, dans ses élucubrations, semble proche de la folie, et frémir, lors de la découverte, dans un des hangars, de centaines de cercueils abandonnés à côté de celui de la mère de Paloma. Elle n’hésite pas à jouer sur l’émotion, quand Iquela décrit ses relations avec sa mère, ou sur le sordide, quand Felipe rappelle le dépeçage de son perroquet Evaristo.

Tout s’avère ambigu dans un univers flou où passé et présent se confondent. Mais tout ne redevient-il pas possible quand, à l’issue du périple, Paloma retrouve le cercueil, Felipe ose hurler : « Moins un, moins un, moins un » et Iquela, renversant les paroles de sa mère, pense à lui dire : « Mère, je fais ça pour toi. »

Actes Sud, 2021
207 p. 21 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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Une épidémie de fatigue

Les enquêtes de santé publique font état d’une épidémie de fatigue dans le contexte de la crise sanitaire. La santé mentale constitue-t-elle une « troisième vague  » ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier, coordonné par Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg, est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence, dans des sociétés où l’autonomie est devenue la condition commune. L’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Cette dernière vient en retour révéler la société dans laquelle nous vivons – et celle dans laquelle nous souhaiterions vivre. À lire aussi dans ce numéro : archives et politique du secret, la laïcité vue de Londres, l’impossible décentralisation, Michel Leiris ou la bifurcation et Marc Ferro, un historien libre.