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Notes de lecture

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Vie de Gérard Fulmard de Jean Echenoz

juil./août 2020

Le dernier livre de Jean Echenoz renoue avec le style de ses débuts, marqué par l’humour et le sens du pastiche, tout en obéissant aux règles du genre. L’auteur appartient en effet à une génération qui a dû se réconcilier, à la fin des années 1970, avec la création de personnages et de récits, sans pour autant oublier le fameux « soupçon » de Nathalie Sarraute.

Le titre sonne comme celui d’une hagiographie et pourtant c’est bien un hommage aux Vies minuscules de son ami Pierre Michon. Ce nom si commun, Gérard Fulmard, sent bon le franchouillard un peu gris, se place en contrepoint d’une vie d’exception, paradoxe d’un titre écartelé entre le caractère exceptionnel d’une vie et la banalité du patronyme. Jusqu’à sa pauvre existence, à peine une vie, Gérard Fulmard est un type médiocre, steward renvoyé par son employeur en raison d’un mystérieux scandale et qui aimerait bien devenir détective privé.

L’histoire commence par une catastrophe : des restes d’un satellite s’écrasent à deux pas du domicile de notre anti-héros, rue Erlanger. Nous assistons alors à la mise en place d’une histoire aux résonances politiques qui mêle enlèvement, intrigues diverses sur fond de parti politique divisé entre clans implacables, calculs sordides sur l’avenir de ladite formation, avec en prime une héroïne dévorée par un requin effroyable, des liaisons érotiques ou amoureuses marquées par des ambitions immorales, des gardes du corps asiatiques qui semblent préférer le jeu de go à leur devoir et des manipulations en tous genres qui devraient déboucher sur le meurtre d’un dirigeant qui gêne. Tous les ingrédients du polar sont là.

Echenoz alterne les perspectives en usant d’une première personne (la voix de Fulmard) et d’une troisième personne qui lui permet de mettre en avant un vocabulaire hors de l’ordinaire et la transcription de sensations avec un art de la formule particulièrement juste. Il atteint ici des sommets de virtuosité avec l’utilisation de mots rares, des trouvailles inouïes quand il doit décrire un lieu ou un personnage et une capacité évidente à nous faire rire par ses variations aussi jouissives qu’expressives. Il s’en faudrait parfois de peu pour que ce défilé de personnages grotesques tourne au cauchemar, mais le ton humoristique empêche de prendre tout cela au sérieux. Echenoz cherche à s’éloigner du caractère grandiloquent ou cérémonieux de la littérature. Son domaine de prédilection est le détail révélateur, ces clins d’œil qu’il adresse à son lecteur complice pour qu’il saisisse ainsi la dynamique du texte, entre roman policier traditionnel et caricature du genre.

Grâce à ses déclarations, nous savons que ce roman reprend la trame de la Phèdre de Racine. Un vide provisoire à la tête d’un appareil de pouvoir provoque déséquilibres et perturbations. Chaque personnage voit son intérêt et tente de profiter de la situation ou de vivre ses passions. Dans la pièce classique, le retour inattendu de Thésée n’arrive pas à rétablir les choses comme elles étaient auparavant. C’est en effet ce qu’il advient dans le roman d’Echenoz, avec la disparition d’une dirigeante d’un petit parti politique qui partage bien des traits avec notre Front national. L’histoire avance avec son lot de tragédies, de morts et de passions plutôt molles, signe de modernité des personnages du roman face à la fermeté des sentiments chez ceux de Racine.

Echenoz observe les faits divers liés à la rue où vit son personnage. Il ne peut prendre possession d’un lieu sans en détailler les événements qui le définissent, comme le suicide d’un chanteur de variété et le scandale du japonais cannibale. Comme Perec, il fait sa « tentative d’épuisement d’un lieu parisien », mais le procédé est mis au service de son récit. Ainsi, nous y sommes un peu chez nous.

Avec Vie de Gérard Fulmard, Jean Echenoz propose l’un de ses livres les plus aboutis. Il a encore approfondi sa technique et poussé sa voix vers plus d’intensité. Il élabore une trame inspirée par un classique comme s’il voulait nous dire que son propos est ailleurs : il aime les variations à partir d’une base déjà achevée et construit un texte jubilatoire, plein d’humour et de clins d’œil. Chez Echenoz, le style incisif, la distance face au récit et la complicité créée par des subtiles résonances sont les marques des grandes œuvres littéraires de notre temps.

Éditions de Minuit, 2020
240 p. 18 €

Philippe Ollé-Laprune

Directeur de la Casa Refugio Citlaltépetl et de la revue Líneas de Fuga, Philiipe Ollé-Laprune vient de publier Les Amériques. Un rêve d'écrivain (Seuil, 2018).

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Ce dossier coordonné par Jean Godefroy Bidima et Antoine Garapon fait entendre les voix multiples de l’Afrique. Depuis leur perspective propre, ces voix africaines débordent la question postcoloniale et invitent au dialogue ; elles participent à la construction d'une commune humanité autour d’un projet de respect de la vie. À lire aussi dans ce numéro double : la participation dans le travail social, les analogies historiques de la pandémie, les gestes barrières face aux catastrophes écologiques, l’antiracisme aux États-Unis et l’esprit européen de Stefan Zweig.