
À chaque instant, la fin du monde. Livre des vertus à l’épreuve du désastre de Pierre Magne, Arnaud Marie et Benoît Christel
Un livre kaléidoscopique et parfois déroutant sur l’écologie, alternant les appels à l’ascèse intime ou à une forme de révolte sociale sur soi-même, témoin d’une tendance s’imposant progressivement dans la société : l’« éco-spiritualisme ». À lire, le sentiment d’une confusion radicale qui se perd trop souvent dans le flou binaire. Dès l’introduction, le ton est donné sur une vision en partie collapsologue et décroissantiste de l’écologie, où l’éthique environnementale est catégoriquement refusée au monde de l’entreprise. Ainsi, il s’agira de traiter surtout l’homme dans ses doutes et angoisses existentielles, « la réfection de notre intérieur » étant mise en priorité sociétale dans l’après-Covid par les auteurs. Une réflexion dessinant une « itinérance de vertus » que nous essayons de saisir dans ses différents cheminements et quelques pas de côté.
Premièrement, l’analyse d’une « théologie de la fin » se fait positivement critique des collapsologues mainstream : « Les effondristes sont d’incorrigibles croyants dans le destin admirable de l’histoire. Ils remplacent simplement le grand soir de la Révolution par le petit matin du Renouveau. » Avec la proposition le long d’un chapitre d’un « détachement » des réalités écologiques du monde, il s’agit d’une complexité de la pensée à appliquer à soi-même où le « détachement n’est pas désaffection, ni indifférence ». Le propos manque parfois de clarté sur le point d’équilibre à trouver, mais il est vivifiant.
Néanmoins, c’est une volonté de « détachement » qui doit rimer nécessairement avec un « attachement », autre notion développée dans un chapitre en son nom. Attachement qui témoigne de cette « génération X » qui cherche à comprendre le présent dans une forme de nostalgie à un passé moins ravagé par l’urgence environnementale, tout en restant un simple imaginaire non vécu. Cet attachement est donc exploré dans ses multiples aspects : il s’agit pour les auteurs d’une « notion mystérieuse dont nous aurions perdu le mode d’emploi ». Après cela, un propos qui s’éloigne parfois de l’écologie en mettant des coups de griffes inattendues comme sur des figures politiques : « En France, le fossoyeur Mitterrand orchestrait avec une brutalité parfaitement dosée la transition vers le monde d’après. »
Ensuite, nous découvrons un chapitre sur la notion de « courtoisie » qui débute par la dénonciation des « incivilités » de manière paradoxale. Il s’agit de dénoncer non pas leurs effets, mais leur simple contrôle par l’État ou les critiques légitimes de citoyen : « le pouvoir qui aimerait rendre suspect n’importe quel geste », ou encore « les managers de rues ressemblent comme sœurs aux Blockleiter des nazis chargés de faire des rapports à la Gestapo sur la bonne conduite des Berlinois. Toute cette chasse aux incivilités ne vise qu’à masquer la totale obscénité en laquelle consiste la société ». On comprend mal le lien à l’écologie du chapitre : sûrement, la courtoisie pourrait être une forme de renoncement à l’action radicale. Puis, ce raisonnement aboutit à la valorisation directe, anarchiste et menaçante de l’action violente en politique, en référence aux Gilets jaunes et à un épisode historique : « On ne toque plus à la porte des ministères, on entre sans frapper. L’ennemi nous identifie à partir de ses répugnances ; nous sommes les sans-dents. » La légitimation de la violence contre la police du boxeur star des Gilets jaunes apparaît dans le chapitre suivant : « Le corps contingenté de Dettinger investit l’espace. Plus il semble immense, plus le CRS en face se ratatine dans sa cuirasse. […] Dettinger a la contingence aux poings. Le monde appartient à ceux qui sont encore capables de gestes. » Voilà une conception du vivre-ensemble en société qui laisse relativement songeur, signe que l’éco-spiritualisme coïncide parfaitement avec l’individualisme.
Nonobstant pareille violence gratuite, le cœur du sujet (à notre sens, l’éco-spiritualisme) apparaît plus distinctement dans un autre chapitre nommé « Acuité », notamment par un sous-chapitre dont le titre est symbolique : « Abonnement premium à la transcendance ». Ainsi, la Covid a été un déclencheur de cette prise de conscience spiritualiste selon les auteurs : « Toute l’expérience s’est volatilisée dans la relation de l’intériorité et du surnaturel, de la maison et de Netflix, des couettes et des super-héros, ultimes avatars de la relation de l’âme à Dieu devant prévaloir sur le monde. Bill Gates est le bâtard d’Augustin. […] Nous nous prenons à attendre des êtres démoniaques répandus par toute la nature, à espérer qu’ils reviennent. » Subséquemment, les auteurs parlent de manière iconoclaste et néo-chamanique du combat pour l’écologie : « Nous acceptons de négocier autour de l’exploitation du monde à des fins économiques alors qu’il s’agit de se battre contre la pacification du visible. »
Globalement, un livre relativement insondable dans sa structure, anarchiste dans son fond et sa ligne directrice, appelant à la violence directe. La pensée est fréquemment éloignée des enjeux de l’écologie, épousant un éco-spiritualisme contestataire et verbeux. Certains passages restent plaisants, malgré le développement parfois confus, baroque et composite des auteurs. Un soin particulier à la bonne phrase est apporté, mettant en scène une certaine esthétique politique radicale : « Dans l’obscurité, nous cherchons des lumières qui ne soient ni divines, ni nucléaires. »
Finalement, l’observation de l’éco-spiritualisme grandissante dans notre société est sûrement l’aspect le plus remarquable de l’ouvrage. Selon les auteurs, un changement d’époque est là : « Nous ne serons plus jamais spontanément cosmiques. Nous voilà donc dans l’obligation de nous rendre attentifs. » Se changer soi-même pour changer le monde, boussole de l’éco-spiritualisme aussi dans d’autres galaxies. Collapsologie et éco-spiritualisme sont les deux faces de la même pièce1.
- 1. Voir Jean Chamel, « Faire le deuil d’un monde qui meurt. Quand la collapsologie rencontre l’écospiritualité », Terrain, no 71, 2019, p. 68-85.