
Être écoféministe de Jeanne Burgart Goutal
C’est en 1974 que Françoise d’Eaubonne forge l’expression « écoféminisme », qui ne prend pas, alors même que René Dumont se présente comme candidat écologiste à l’élection présidentielle et que le féminisme a le vent en poupe. Les deux mouvements avancent séparément. L’accident nucléaire de Three Mile Island en 1979 déclenche une puissante réaction des femmes américaines, d’où sortira le groupe Women and Life on Earth qui déclare qu’être écoféministe, c’est considérer « des liens entre l’exploitation et la brutalisation de la Terre et de ses populations, et la violence physique, économique, psychologique perpétrée quotidiennement envers les femmes ». L’année suivante est organisée la première Women’s Pentagon Action qui dénonce la guerre, l’armement atomique, le sexisme. En Grande-Bretagne, le Greenham Common Women’s Peace Camp bloque, en septembre 1981, la base militaire de la Royal Air Force où l’Otan envisage d’installer des missiles nucléaires.
Plusieurs ouvrages consacrent l’articulation de la lutte d’émancipation des femmes et du combat écologiste : New Woman, New Earth de Rosemary Radford Ruether (1975), Woman and Nature de Susan Griffin (1978), Gyn/Ecology de Marie Daly (1978), Womanspirit Rising de Carol Christ (1979), The Spiral Dance de Starhawk (1979), The Death of Nature de Carolyn Merchant (1980), Reclaim the Earth (1983), première anthologie de textes écoféministes, etc. La décennie suivante voit les publications se multiplier ainsi que leurs angles d’attaque. De nouvelles combinaisons émergent entre le féminisme et l’écologie sociale, le marxisme, la libération animale, la deep ecology, les spiritualités néo-païennes, la lutte anticoloniale, le racisme, etc. L’écoféminisme se diversifie et, aux yeux de Janet Biehl dans Rethinking Ecofeminist Politics (1991), perd sa force émancipatrice, surtout lorsqu’il se fait essentialiste, c’est-à-dire attribue aux femmes une « essence féminine » intangible au fil du temps et quelle que soit la culture.
Après cette plongée dans les textes écoféministes, l’auteure décrit une véritable nébuleuse dans laquelle elle repère, pour la simplifier, « quatre visages fort différents de l’écoféminisme » : les « écoféministes à leur insu » (celles et ceux qui le sont sans trop savoir comment elles et ils le sont devenus) ; les « écoféministes radicales » (qui le vivent intensément), les « écoféministes en herbe » (qui hésitent à rompre avec leur situation pour adopter un mode de vie en accord avec leurs convictions) et les « porte-parole de l’écoféminisme », celles qui le théorisent et le propagent dans leurs livres et les actions des Ong auxquelles elles collaborent.
Jeanne Burgart Goutal, avec une grande honnêteté, explique qu’après cet état de la pensée écoféministe, elle n’arrive pas encore à savoir qu’en penser, aussi décide-t-elle de rendre visite à des écoféministes qui consacrent leur vie à la popularisation de « leur » écoféminisme. Ainsi rejoint-elle Sylvie Barbe, qui a écrit Vivre en yourte : un choix de liberté, (Yves Michel, 2013) pour un stage (« Femmes sauvages, femmes créatives ») entre femmes à Cantoyourte. Pas d’eau courante, d’électricité, de téléphone portable, de frigo, de four, d’auto, etc., non pas une décroissance en actes mais « un “re-” vivant, comme dans ressourcer, régénérer, renouer un fil brisé ou renouveler les possibles ». Le rond et le cercle sont les figures habituelles des activités quotidiennes, la sororité s’impose comme une évidence malgré la diversité des caractères des participantes et leurs attentes différentes.
Après cette plongée d’une semaine dans un bain d’écoféminisme décroissant, Jeanne Burgart Goutal part en Inde séjourner à Bija Vidyapeeth, où l’association Navdanya, fondée par Vandana Shiva, accueille des visiteurs. Les principes gandhiens président à l’organisation de la vie de tous les jours : « Travail en commun, polyvalence et tâches variées pour un équilibre entre “tête, cœur et mains”, auto-organisation, service quotidien à la communauté, rapports de solidarité et d’empathie entre les humains et avec la terre, végétarisme, règles éthiques de satyam (véracité), ahimsa (non-violence), yajna (dévouement), frugalité volontaire du mode de vie, autosuffisance alimentaire et énergétique du lieu, etc. » Lors de son séjour, elle découvre des inégalités de traitement qui l’étonnent : « Les “gardiennes de semences” mises en lumière dans les documentaires étaient en fait trois femmes qui trimaient au fond du terrain ; elles venaient en bus, la plupart des hommes en moto et quelques coordinateurs (tous de sexe masculin) en grosse voiture. » Quant à Vandana Shiva, elle passe d’un avion à un autre pour donner des conférences très bien rémunérées dans la plupart des pays occidentaux.
La dimension spirituelle de l’écoféminisme que lui enseignent les responsables du village expérimental oblige notre visiteuse à désoccidentaliser son esprit et à admettre, à la suite d’Alain Daniélou, qu’en Inde, « le divin n’est pas l’objet d’une croyance : c’est une expérience ». Malgré sa bonne volonté, elle constate plusieurs contradictions entre « les mots et les choses », par exemple, le fait que Gandhi soit la référence principale au détriment d’Ambedkar plus proche des dalits (« intouchables »), dénonciateur du régime des castes et du nationalisme hindou (il s’est converti au bouddhisme), etc. Ou encore une certaine apologie du village d’autrefois (alors que devenir paysan n’attire guère les jeunes), des traditions (qui souvent malmènent les femmes…), qu’elle oppose à la « modernité », responsable de tous les maux. Finalement, l’auteure se demande si le terme même d’écoféminisme n’est pas utilisé à Navdanya pour le public occidental qui y vient, déjà convaincu de son bien-fondé.
Après un solide état de la pensée écoféministe et le récit de deux expériences d’écoféminisme appliqué, Jeanne Burgart Goutal conclut : « Finalement, si l’idée selon laquelle “toutes oppressions sont indissociablement liées” n’a pas emporté ma pleine conviction sur le plan intellectuel, elle a tout de même un mérite certain, absolument précieux à l’heure où l’écologie et le féminisme se mettent à occuper le devant de la scène : nous éviter de glisser sur ces pentes savonneuses que constituent une écologie séparée du féminisme, et un féminisme séparé de l’écologie. »