
La photo numérique, une force néolibérale d’André Rouillé
Cet ouvrage, parfaitement documenté, ne décrit pas un simple changement technique, mais la fin d’un monde matériel et mental.
Le smartphone est hégémonique : on en dénombre 3, 5 milliards en 2019 pour une population de 7, 7 milliards d’humains. Chaque possesseur le consulte 221 fois par jour en moyenne, soit 2, 3 heures. Il prend des photographies numériques, c’est-à-dire sans aucune limite technique, qu’il peut instantanément publier au bout du monde et archiver sur un cloud. André Rouillé, historien de la photographie, non seulement de ses techniques mais aussi de ses usages sociaux, observe la disparition de la photographie argentique au profit du numérique. Elle constitue en effet une rupture, un changement d’univers mental. « Ayant émergé avec la société industrielle faite de matières industrielles et piloté par des protocoles industriels, [la photographie argentique] est victime de l’avènement d’un monde nouveau : celui du numérique, dans lequel elle est frappée d’obsolescence et supplantée par la photo numérique. Une autre photo pour une autre époque. » Mais en quoi est-ce politique ? « En transformant de fait chaque cliché en une micro-expérience néolibérale, la photo numérique instille subrepticement et continûment dans la sensibilité des individus les valeurs néolibérales du marché de l’époque numérique : l’instantanéité, l’accélération, la fluidité, la circulation, l’ubiquité réelle, qui font disparaître les anciennes limites entre l’ici et l’ailleurs, la nation et le monde, le privé et le public. » La photo argentique se portait bien, du photographe-artiste aux photographes amateurs en passant par le photographe de presse. On offrait le premier appareil lors de la communion solennelle ou de l’entrée en sixième, puis des clubs prêtaient leurs labos pour initier au développement et au tirage, des concours entretenaient le niveau et les albums mémorisaient les bons moments de la vie. Dorénavant, plus de pellicule (au nombre de clichés limité), plus de papier pour le tirage (sur un papier spécial aux sels d’argent), plus de bain chimique, plus de format type, plus de cadrage, de réglage, de choix de focale ni de travail ! Une simple pression sur une case sensible d’un écran et hop ! la photo est prise par un appareil compact, qui sait faire mille choses. À présent, le « tout en un » est géré par des algorithmes qui échappent à l’utilisateur. Les photos, envoyées sur des réseaux sociaux à des centaines de destinataires, « s’imposent à eux, plus qu’elles ne viennent à eux ». Rien que Facebook annonce, pour 2019, 2, 5 milliards d’inscrits qui s’échangent des milliards de clichés, dont la plupart ne sont aucunement cadrés, mais résultent d’une simple impulsion, née de la gratuité du procédé et de la facilité à le déclencher, sans aucune recherche esthétique. « La photo argentique était l’image-chose d’un monde vertical “solide”, la photo numérique est l’image-réseau d’un monde horizontal “liquide”. » C’est la porte ouverte, selon l’auteur, à la fabrication de « l’individu néolibéral » qui est volontairement, et en permanence, « observé, surveillé et contrôlé ». Si la photo argentique s’accommodait de normes, la photo numérique obéit strictement à des codes. Cet ouvrage, parfaitement documenté, ne décrit pas un simple changement technique, mais la fin d’un monde matériel et mental et l’épanouissement de l’économie néolibérale qui se subordonne, aussi, la production et la circulation des photographies argentiques…