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Notes de lecture

Dans le même numéro

La sociologie française de Johan Heilbron

Trad. par Françoise Wirth

juin 2020

Directeur de recherche au Cnrs, Johan Heilbron retrace la genèse de la sociologie – le terme est d’Auguste Comte –, depuis les premières études sociales au cours du xixe siècle jusqu’à l’apogée de la sociologie universitaire à la fin du xxe siècle et sa quête actuelle d’un renouvellement.

« Dans cet effort pour couvrir deux siècles de sociologie en France, écrit-il, je mets l’accent sur la structure de son développement, c’est-à-dire sur les tendances dominantes et les épisodes les plus déterminants, y compris ceux qui pourraient être tombés dans l’oubli. » Pour cela, il prend appui sur « la théorie des champs développée par Pierre Bourdieu », sachant que cette théorie « permet d’appréhender des trajectoires individuelles ainsi que la micro-dynamique des groupes et des réseaux en tant que parties intégrantes de structures plus larges ». Ainsi, la sociologie ne peut être isolée des autres « entreprises intellectuelles » auxquelles elle se trouve reliée, ne serait-ce que par un de ses membres, tout comme elle participe, de fait, à la production générale des sciences sociales, aux lieux de son élaboration, aux réseaux de sa circulation, à la politique publique de la recherche, etc. C’est dire si cette enquête brasse de nombreuses informations, dresse le portrait d’innombrables «  personnalités  » du domaine, présente les principales publications de ce champ, etc.

Quelques caractéristiques tenaces traversent les deux siècles de cette histoire de la sociologie : le centralisme parisien (même si Durkheim débute à Bordeaux et si, bien plus tard, Strasbourg accueille Julien Freund, Abraham Moles et Henri Lefebvre, ou Grenoble, Gilbert Durand et Pierre Sansot), la séparation entre «  enseignants  » et «  chercheurs  » (les institutions de la recherche se consacrent principalement à la recherche, le Cnrs, mais aussi l’Inra, l’Inserm, l’Ined, peu explorés ici) et j’ajouterai, la prédominance masculine, à la différence de l’histoire, de la géographie, du droit et de l’anthropologie où quelques femmes arrivent tant bien que mal à une certaine notoriété, surtout à partir des années 1970. La sociologie tarde à accorder aux chercheuses la place qu’elles méritent, comme Raymonde Moulin, Marie-José Chombart de Lauwe, Viviane Isambert-Jamati, Évelyne Sullerot, Claudine Herzlich, Nicole Mathieu, Colette Guillaumin, Margaret Maruani, Françoise Dubost, Monique Pinçon-Charlot…

Auguste Comte « fonde la sociologie sur les caractéristiques propres et irréductibles de son objet d’étude », sans vraiment réussir à l’imposer, pas plus que ses disciples, dont Émile Littré, qui anime la Société de sociologie. Frédéric Le Play rédige de nombreuses « monographies » sur les conséquences sociales de l’industrialisation, mais son but n’est pas de contribuer à une nouvelle discipline universitaire, la sociologie, qui peine à se déployer, il cherche davantage à œuvrer à une « réforme sociale » (c’est le titre de la revue qu’il lance en 1881 et qui s’arrêtera en 1931). La sociologie universitaire résulte du travail accompli par des philosophes de formation, en premier lieu Émile Durkheim et ses continuateurs, dont Marcel Mauss et Maurice Halbwachs. Comme l’indique justement Johan Heilbron, à cette époque, la sociologie représente « un ménage à trois » : le très méthodologique Durkheim, Gabriel Tarde, l’outsider et René Worms, l’organisateur… Nous suivons ces courants de pensée dans leurs rivalités et compétitions, aussi bien à l’université que dans leurs laboratoires (le Cnrs est créé en 1939) et leurs revues.

L’auteur n’hésite pas à apporter un éclairage extérieur sur la sociologie en France, par exemple, les apports allemand et italien, la critique nord-américaine, donnant ainsi une dimension internationale, qui prendra encore plus d’importance durant la guerre (de nombreux intellectuels français officient à New York) et surtout après, quand de jeunes sociologues iront étudier aux États-Unis et en rapporteront d’autres méthodes d’enquête. L’après-guerre est justement marqué par l’arrivée de Georges Gurvitch (1894-1965) à la Sorbonne, sociologue d’origine russe, nourri de philosophie allemande et de données statistiques nord-américaines. Il ne sera guère apprécié et lui-même se désignera comme « l’exclu de la horde ». C’est à ce moment-là que la sociologie délivre une licence et obtient pignon sur rue.

L’époque est aussi dominée par la figure de l’intellectuel engagé le plus médiatisé qu’est Jean-Paul Sartre, animateur d’une revue mensuelle, Les Temps Modernes, plus ouverte à la philosophie et à la littérature qu’à la sociologie. La guerre froide aura des répercussions importantes au sein de la recherche en sciences sociales (un quart des sociologues sont inscrits au Parti communiste français dans l’immédiat après-guerre, tandis que d’autres affichent leur américanisme), d’où naîtront des inimitiés durables et, conséquemment, des carrières accélérées ou empêchées. Des personnalités dominent alors (Georges Friedmann, Gabriel Le Bras, Pierre Naville, Paul-Henry Chombart de Lauwe et quelques autres), sans jamais faire l’unanimité et sans atteindre le grand public.

Suivra une double polarisation, pour aller vite, celle qui oppose la «  droite  » (Raymond Aron, Raymond Boudon, François Bourricaud, Michel Crozier…) à la «  gauche  » (Alain Touraine, Pierre Bourdieu…) et au sein même de la «  gauche  ». L’auteur ne cache pas son admiration pour Pierre Bourdieu qui « n’était pas seulement un savant, il était un savant engagé, qui a mené bien d’autres activités que l’enseignement et la recherche, toutes caractérisées par cette posture de sociologie réflexive ».

Les publications académiques sont bien présentées, mais la sociologie use parfois de revues «  militantes  », comme Arguments ou Cause commune, pour faire état de leurs recherches. De même, aux côtés des «  personnalités  » retenues dans cet ouvrage, des «  sociologues  » critiques, ou inclassables, comme Jean Baudrillard, Edgar Morin, Marc Augé, Jean Duvignaud, et quelques autres individualités (Pierre Sansot, Paul Virilio, Anne Cauquelin) ont aussi participé à la «  sociologie française  ». La réception de penseurs étrangers, comme Georg Simmel (traduit par Julien Freund) ou Robert Park et l’École de Chicago (présenté par Armand Cuvillier et adapté par Paul-Henry Chombart de Lauwe), demeure un sujet à explorer dans le cadre d’une géohistoire des idées, à laquelle participe cet essai de qualité.

CNRS Éditions, 2020
336 p. 25 €

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

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