
Un carrelet sur l’île Madame de Jean Bernard-Maugiron
Romancier, essayiste, animateur du blog « La Grande Mue », consacré à Bernard Charbonneau, Jean Bernard-Maugiron se rend fréquemment sur l’île Madame. Cette minuscule île, accessible à marée basse depuis Port-des-Barques, est située entre l’île d’Oléron et l’île de Ré. L’auteur y a un carrelet, sorte de ponton en bois qui surplombe l’océan et d’où l’on pêche avec un filet carré, encadré par une armature métallique, que l’on descend dans l’eau avec un treuil. C’est ce filet qui s’appelle « carrelet », mais le nom est donné à l’ensemble que constitue ce ponton avec son cabanon dans lequel on dort, cuisine, lit, aime, vit de peu de chose…
Un tel isolement est propice à la méditation et au retrait du monde technique. Il ne faudrait pas croire pour autant que cette économie de moyens n’offre pas des trésors, la pêche mais aussi et surtout le paysage sans cesse changeant selon les heures et les saisons. Cela n’échappe pas à Jean Bernard-Maugiron : « Fixer le miroitement de l’eau dans l’ondulation des vagues me met dans un état proche de l’hypnose et me rappelle ces sensations de perte de conscience que j’atteignais plus jeune dans la consommation de substances diverses, lorsque je cherchais à forcer le contact avec un monde parallèle, un arrière-monde, un enfer. » Dorénavant, c’est une sorte de paradis que l’auteur découvre en usant du seul stupéfiant local : la nature. Pourtant, celle-ci est malmenée par des hordes de touristes l’été, les employés municipaux qui saccagent les haies avec leurs débroussailleurs et autres tronçonneuses. Heureusement, la plupart du temps, c’est la faune et la flore du lieu qui s’expriment : « À l’ombre des larges feuilles de la grande berce, la vipérine des Pyrénées, bisannuelle, sort cette année de sa rosette basale pour étaler ses rameaux en panicule pyramidale hérissée de longues soies raides, ses feuilles lancéolées protégeant de délicates fleurs rose pâle où pointent des filets d’étamine pourprés. » La moindre parcelle de terre possède son jardin botanique, tout comme la moindre mare son univers marin : « Auparavant il y avait quantité de palourdes, lavagnons et pétoncles. Maintenant qu’ils ont été ramassés trop jeunes il n’y en a plus, ou si peu, et je ne dirais pas où, ou alors contre des coins à champignons. » Jean Bernard-Maugiron, à l’instar de Henry David Thoreau à Walden, observe le monde vivant et y trouve le repos.
Mais l’île Madame possède une autre histoire : c’est là que la Convention déporte, en 1793, 1 494 prêtres non jureurs ou pas assez ; la plupart y meurent dans des conditions indignes. Plus tard, en juin 1871, ce sont des communards qui y sont détenus avec peu d’espoir de retrouver la terre ferme. Plus tard encore, en 1913, l’île Madame sert de « bagne militaire » pour les irréductibles condamnés par les conseils de guerre pour insoumission, rébellion ou désertion. « L’océan porte en ses battements des échos lointains de l’histoire. Là, tout au bout des Palles, je regarde voguer, voiles grandes ouvertes au vent du noroît, des dizaines de bateaux de toutes tailles, gabarres, galères, caraques, cogues, hourques, cutters, galiotes, knarrs, flûtes, caravelles, bricks, clippers, venus de Bretagne, de Flandre, de Scandinavie, de la Hanse, d’Écosse et d’Angleterre, qui empruntent le coureau d’Oléron pour embouquer le chenal de Brouage et se charger du sel récolté dans les marais salants creusés sur des centaines d’hectares, bosses et jas encore visibles aujourd’hui. » Mais le carrelet, c’est avant tout la pêche, le mulet, l’éperlan, le congre, la sole, le bar, la plie et aussi des crabes. Ainsi s’écoule le temps avec la certitude d’appartenir au monde.