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Notes de lecture

Dans le même numéro

La Science de la richesse de Jacques Mistral

septembre 2019

Jacques Mistral nous offre une histoire de la pensée économique qui s’élève au niveau de celles de Joseph Schumpeter (Histoire de l’analyse économique, 1954) et de Mark Blaug (Economic History and the History of Economics, 1986), et dont il faut donc souhaiter une rapide traduction en anglais.

Elle présente une double originalité qui la rend très bienvenue. Le moment, tout d’abord. L’économie est à un tournant, à côté duquel les tournants keynésien et monétariste apparaîtront comme de petites oscillations. Il est déclenché par l’avalanche des données individuelles, de ménages et de firmes, provenant de capteurs divers aujourd’hui et, demain, de milliards d’objets connectés. Leur traitement avec des méthodes économétriques centrées sur la recherche – non seulement de corrélations, mais de causalités – occupe aujourd’hui la grande majorité des économistes et ébranle profondément les méthodes de la discipline et même son épistémo­logie. Nul ne saurait dire avec précision ce que va devenir la «  science de la richesse  ». Il est donc on ne peut plus opportun que Jacques Mistral nous propose un profond regard en arrière, un vaste tour d’horizon sur les origines des théories économiques et ce qu’il en est aujourd’hui de cette «  science  ».

Ensuite, l’auteur est l’un des fondateurs de l’école française de la régulation, avec Robert Boyer et Michel Aglietta, développée par bien d’autres. Il est donc sensible aux questions d’«  encastrement  » de l’économie dans des institutions, en particulier les États et certaines régularités sociales. Mais dans ce livre, Jacques Mistral va bien au-delà : il met en rapport les questions que se posent les économistes avec celles que se posent, à la même époque, les sciences politiques. Pour lui, l’économie intervient, pleinement et dès le départ, dans le débat politique. Smith doit être mis en rapport avec Condorcet, Keynes avec Lénine, Bismarck et Beveridge, Friedman avec Hayek.

Au moment donc où l’économie entre dans une nouvelle ère, Jacques Mistral nous livre une magnifique et érudite rétrospective de la lente et sinueuse progression, en un peu plus de deux siècles, dans la compréhension de quelques mécanismes fondamentaux de la création et répartition de la richesse. Une «  science de la richesse  », nous dit Mistral, qui se place ainsi clairement dans la position d’un homme des Lumières, une «  vraie  » science, un savoir positif engendrant des techniques de gouvernement, qui a connu et connaîtra encore des progrès.

La typologie admise en écoles de pensée, en grandes théories concurrentes, mercantilistes, physiocrates, classiques, marxistes (Marx est-il classique ?), néoclassiques, keynésiens, néolibéraux,  etc., quoique conservée dans l’ordre d’exposition qui reste historique, est cependant écartée comme instrument d’analyse. Quand de grands débats économiques se sont posés en termes d’écoles, c’est qu’ils étaient directement pris dans des débats plus profonds sur le fonctionnement de la société et son bon gouvernement, comme dans les années 1930, puis dans les années 1980.

L’analyse de Mistral est conduite à partir des questions que se sont posées les grands auteurs, et des réponses qu’ils ont données. Les questions furent différentes, qu’elles viennent de la théorie politique, de la curiosité des économistes, du prince ou de la société : la répartition, la croissance, les prix, les crises, le chômage, les effets du libre-échange. Les économistes les abordent dans des cadres analytiques (quels acteurs, coordonnés comment ?) et avec des modèles différents, ce qui explique les différences d’écoles. Devant certaines impasses de l’une, une autre repose la question sous un autre angle ou change de question.

Le tâtonnement de cette démarche est très bien décrit par l’auteur, car les questions sont secrètement liées, ce qu’on ne voit pas d’abord. Il fallait réussir à identifier et à comprendre la plus fondamentale, qui apparaît clairement au cours du récit comme étant la monnaie. La question gronde dès l’origine, mais un modèle correct de la monnaie et de son rôle mettra, comme le remarque Mistral, beaucoup plus de temps à être accepté dans l’opinion cultivée que la relativité restreinte ! Sans comprendre que la monnaie n’est pas un voile, que ce n’est pas un simple numéraire mais le seul «  actif liquide  », alors le débat sur la loi de Say («  L’offre crée sa propre demande  ») tourne désespérément en rond, ce qu’il a fait pendant un siècle. Autre question de fond : l’efficacité respective, dans la coordination du travail divisé, des marchés et des États, dont on pressent dès l’origine et dont on sait depuis plus d’un siècle que c’est un problème informationnel. Les questions des mécanismes fondamentaux – provisoirement – résolues, beaucoup s’en suivent, dont la formation des prix, la formation des revenus, les cycles, les rationnements comme le chômage, les innovations et la croissance, les destructions de l’environnement.

La vision de l’économie, à l’aube de son grand tournant, qui résulte de cette vaste analyse montre qu’il existe désormais un assez large consensus entre économistes qui peut se dire comme suit. Il n’existe pas de modèle global ; il faut analyser une question à l’aide de plusieurs modèles : toutes les grandes questions sont certes loin d’être résolues, car elles évoluent (est-on sûr, par exemple, de bien comprendre toutes les subtilités de la monnaie, en période de déflation, de taux négatifs, d’explosion de crypto-monnaies de toutes sortes ?) ; cependant, il y a, semble-t-il, consensus sur la méthode pour les aborder et moins de discussions doctrinales a priori ; il faut soumettre les modèles à des analyses économétriques pertinentes : corrélation n’est pas causalité et une «  quasi  »-expérience d’économie (un choc exogène – un «  traitement  » – ayant affecté un groupe et pas un autre très semblable) ne se généralise pas comme une expérience de physique ou même de pharmacologie.

Le vrai débat maintenant est le débat politique. Les économistes peuvent et doivent toujours l’informer, à condition d’éviter les généralisations imprudentes de leurs «  recherches de causalité économétrique  ».

De ce point de vue, voici un livre qui devrait être prescrit à tous les étudiants en économie et recommandé au public cultivé comme «  l’histoire de la pensée  » désormais de référence. Un livre qui serait utilement complété, rapidement on l’espère, d’un autre : une analyse du tournant empiriste et expérimental actuel de l’économie, de ses promesses et de ses impasses.

Gallimard, 2019
496 p. 24,50 €

Pierre-Noël Giraud

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Le dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon et Isabelle de Mecquenem, remet le sens de l’école sur le métier. Il souligne les paradoxes de « l’école de la confiance », rappelle l’universalité de l’aventure du sens, insiste sur la mutation numérique, les images et les génocides comme nouveaux objets d’apprentissage, et donne la parole aux enseignants. À lire aussi dans ce numéro : un inédit de Paul Ricœur sur la fin du théologico-politique, un article sur les restes humains en archéologie et un plaidoyer pour une histoire universaliste.