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Notes de lecture

Dans le même numéro

Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique de Charles Girard

avril 2021

Dans cet ouvrage impressionnant par l’ampleur des enjeux soulevés, sa nuance, sa clarté et la solidité de ses démonstrations, Charles Girard défend l’idéal démocratique d’autogouvernement du peuple (gouvernement du peuple, pour le peuple, par le peuple, selon les termes de Lincoln dans son fameux discours de Gettysburg), notamment contre Schumpeter, pour qui le peuple n’est pas assez rationnel pour se gouverner.

Une conception délibérative de la démocratie doit permettre de fonder en rationalité ses procédures. Elle permet une autonomie politique, conçue à la façon de Rousseau ou Castoriadis : la capacité pour chacun d’avoir une influence la plus égale possible sur les normes qui conditionnent son existence. Encore faut-il savoir pourquoi cette autonomie politique est désirable, et ce qu’elle permet de choisir. Mais quel critère permettra-t-il de l’évaluer ? Comment définir le bien commun ? La démocratie doit permettre la satisfaction la plus égale et impartiale possible des différents intérêts individuels, dans l’idée de la conservation des seules inégalités favorables à l’intérêt des plus défavorisés.

La délibération ne nous expose-t-elle pas à des processus de prises de décision interminables ? À la différence de la palabre, la délibération relève plutôt de la formation d’une volonté collective qui devra s’exprimer ensuite par le vote majoritaire. Et à la différence d’une communication ordinaire, la délibération consiste, à propos d’un problème collectif donné, à confronter les raisons qui justifient ou invalident les différentes solutions possibles à ce problème, de façon à prendre une décision qui porte le moins atteinte aux intérêts de chacun. Elle appelle donc modération et régulation.

Cependant, demeure le danger que la démocratie délibérative nuise aux intérêts individuels, en d’autres termes, qu’elle néglige le bien commun ainsi défini. Ne doit-elle pas être préalablement encadrée pour éviter cela ? C’est le problème des limites de la démocratie. Or pour C. Girard, on ne peut compter, comme le fait Jürgen Habermas, sur la capacité propre au dialogue argumenté de produire des propositions universellement acceptables, puisqu’il peut être détourné à des fins stratégiques. Inversement, demander, comme le fait John Rawls, de s’accorder au préalable sur les limites de ce qui est raisonnable paraît irréaliste, compte tenu des désaccords en la matière. Une norme limitant a priori le contenu des délibérations ne peut en effet être déterminée qu’en délibérant. La délibération collective rend possible la satisfaction de l’intérêt de chacun dans des conditions équitables, mais ne peut donc la garantir.

Reste un obstacle majeur : la situation des démocraties modernes, démocraties représentatives de masse, n’empêche-t-elle pas par définition la délibération ? Walter Lippmann, dans sa confrontation avec John Dewey, affirme justement que la « masse » des démocraties est composée d’individus qui ne peuvent pas comprendre des décisions trop lointaines. Reprenant les travaux de Bernard Manin, C. Girard estime que la représentation, nécessaire lorsqu’il s’agit de prendre des décisions impliquant plus qu’un nombre limité de personnes, n’empêche pas la délibération, du moment que les citoyens ont accès à des institutions au travers desquelles leur avis peut être pris en compte. Les individus ne reçoivent jamais des informations de façon entièrement passive : ils peuvent croire, mais aussi douter, réfuter, non de façon forcément juste, mais toujours de façon active. Des publics existent donc, dans la mesure où il y a des citoyens prenant conscience de leurs problèmes et agissant pour les résoudre. Cependant, la délibération n’est pas spontanée ; il faut au contraire l’organiser.

C’est sur ce point sans doute que cet essai est le plus innovant. C. Girard reste en effet sceptique face aux formes existantes d’expérimentation délibérative. Il en distingue trois. D’abord, celles qui consistent à simuler la délibération d’une société entière en sélectionnant des échantillons représentatifs de citoyens, informés par des experts et dont les délibérations sont encadrées par des modérateurs. Ensuite, la constitution d’arènes locales de délibération. Enfin, le cas d’une assemblée délibérative sélectionnée aléatoirement pour être représentative, dont les propositions seraient soumises à référendum. Dans les trois cas, le problème principal est qu’il ne s’agit pas d’une délibération unitaire des citoyens. La simulation d’une délibération collective n’implique pas que cette délibération se soit forcément déroulée de cette manière ; les différentes arènes locales de délibération peuvent ne pas être représentatives de la société dans son ensemble, et le référendum pose de nouveau le problème de la rationalité du vote, puisqu’il n’implique pas que les votants délibèrent.

L’option favorisée par C. Girard consiste à affirmer que les médias de masse ne sont pas nécessairement des sources d’hétéronomie. Ils peuvent permettre une délibération médiatisée, à condition de ne prendre en compte que les points de vue appuyés sur des raisons. Il revient aussi aux institutions de produire un auditeur actif, accompagné dans son écoute par une multiplicité d’interactions hors de la diffusion de masse. De plus, la communication de masse doit favoriser la représentation de tous les points de vue sur un sujet. Enfin, la pluralité des médias et des arènes d’échange, dans la mesure où elle favorise la fragmentation idéologique, doit s’accompagner d’une certaine porosité, afin que les médias prennent en compte ce qui est énoncé dans d’autres canaux.

Néanmoins, pour faire prévaloir le principe d’une modération délibérative dans le paysage médiatique actuel, une multiplicité de publics actifs devrait s’être déjà constituée et imposée. Cette modération semble être davantage un point d’arrivée qu’un moyen. Ensuite, les revendications démocratiques actuelles, comme celles des Gilets jaunes, mettent souvent en avant le principe du localisme comme remède à l’éloignement de la politique. L’idée d’une multiplicité d’arènes locales paraît plus apte à satisfaire ce désir. Enfin, les évolutions de la démocratie sont aussi liées à des changements économiques et sociaux. Ceux-ci déterminent l’affaiblissement, par exemple, du lieu de travail comme lieu de communauté, qui favorisait notamment les syndicats. Ces changements sociaux pourraient être pris en compte pour déterminer de façon plus complète quelles pourraient être les arènes délibératives essentielles. En ce sens, on pourrait prolonger la perspective de C. Girard par des considérations plus empiriques sur la façon dont on pourrait favoriser la constitution et l’action de publics.

Vrin, 2019
384 p. 28 €

Xenophon Tenezakis

Professeur agrégé en philosophie, Xenophon, Tenezakis est doctorant en philosophie politique à l'Université Paris Est Créteil.

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