
Ashfall : le nucléaire nord-coréen au cinéma
Le film Ashfall, en gommant tous les dangers de l’énergie nucléaire, tient donc un double discours : pacification du nucléaire nordiste à mettre au service de la péninsule et dédiabolisation du nucléaire civil sudiste.
Alors que les relations coréennes entre le Nord et le Sud, avec l’entremise des États-Unis et de la Chine, semblent se refroidir, leurs cendres restent chaudes, comme l’illustre la superproduction Ashfall. Le film, intitulé Mont Baektu en coréen, sorti au moment des fêtes de fin d’année, est déjà un énorme succès en Corée avec de près de 9 millions de spectateurs. La réalisation est signée Lee Hae-jun et Kim Byung-seo, la production vient de CJ Entertainment pour un budget relativement important de 18 millions de dollars. Véritable concentré des préoccupations agitées par les médias sud-coréens et mondiaux, notamment sur le nucléaire nord-coréen, que dit-il de la vision coréenne de la situation actuelle ?
L’intrigue peut se résumer de la façon suivante : le volcan du mont Baektu, à la frontière sino-nord-coréenne est entrée en éruption. Des tremblements de terre et des vagues de fumées nocives ont commencé à détruire le Nord. Même Séoul, au Sud, voit ses gratte-ciels s’effondrer. À court d’idées, les autorités du Sud réquisitionnent un volcanologue américano-coréen qui leur conseille de placer une charge nucléaire sous le mont Baektu avant que la péninsule ne soit complètement détruite. Une troupe d’élite sudiste est alors envoyée au Nord pour libérer un étrange agent double qui va leur permettre de dérober des charges nucléaires nordistes et les placer dans les mines du mont Baektu. Mais l’espion a aussi des connivences avec la mafia chinoise, tandis que les autorités américaines refusent d’assumer une explosion nucléaire en pleine période de négociations pour la dénucléarisation. L’intrigue, assez classique dans le genre du film catastrophe, est intéressante pour les problématiques géopolitiques régionales et coréennes qu’elle soulève.
Détruire la Corée du Nord
À grand renfort d’effets spéciaux, on assiste probablement pour la première fois dans l’histoire du cinéma sud-coréen à la destruction non seulement de bâtiments officiels nord-coréens mais aussi de villes entières. Cette représentation nouvelle (et pour le moins agressive), après le réchauffement Nord-Sud, s’accompagne d’images de Nord-Coréens comme des fantômes misérables ou des robots soldatesques.
Les miséreux sont le peuple de réfugiés qui errent, en famille, tels des zombies au milieu des ruines des villes nordistes. Si la catastrophe naturelle justifie la chose, ils restent néanmoins vus comme des pauvres, en loques (à la différence des hypermodernes Séoulites, eux aussi touchés par les tremblements de terre, mais qui circulent sur des énormes autoroutes dans de puissantes voitures et sont entourés de gratte-ciels de verre, même s’ils s’écroulent). On n’aperçoit aucun secours ni aucune instance officielle nordiste pour leur venir en aide. Les quelques soldats nord-coréens présents qui tentent d’empêcher le vol des têtes nucléaires par les commandos sudistes semblent bien esseulés. L’usine à missile semble totalement abandonnée quand les commandos y entrent. Comme si les autorités nord-coréennes, si réputées pour leur encadrement militaire et policier, avaient baissé les bras, s’étaient évaporées devant la catastrophe qu’elles ne peuvent contrer.
Et c’est bien là l’essentiel : les autorités nord-coréennes sont absentes de tout le film. À aucun moment, les Sudistes, du volcanologue aux hauts fonctionnaires (y compris le président de la République, notablement héroïsé) en passant par les militaires « alliés » américains, n’évoquent une possible entente avec le Nord pour venir à bout du volcan. Les têtes nucléaires seront volées et non négociées. Le héros nord-coréen (l’acteur star Lee Byun-hun) qui aide les Sudistes dans leur mission est en fait un agent double (voire triple, car il a des contacts avec les Chinois) opportuniste qui doit d’abord être libéré des geôles du Nord.
Les films de la période antérieure n’hésitaient pas à mettre en scène des dirigeants nordistes, si ce n’est amicaux, du moins respectables, parfois même pour leur venir en aide (Steel Rain en 2017 et Take Point en 2018). En tout cas, à un niveau hiérarchique suffisant, les Nordistes étaient respectés comme interlocuteurs potentiels et en charge (Confidential Assignment en 2017). Les soldats de base, qu’ils soient espions ou simple médecin, étaient aussi valorisés et s’acoquinaient sans trop d’hésitations avec leurs collègues du Sud. Le film Ashfall marque donc la fin de cette période. Malgré des résumés promotionnels – courts – largement diffusés dans les médias disant que le film montrait que « Nord et Sud collaboraient pour sauver la péninsule », le Nord apparaît incapable de se sauver lui-même, plongé dans une misère intemporelle ; et ni le Sud ni les Américains ne semblent vouloir prendre en considération des autorités bien accueillies il y a encore quelques mois. Par contre, un élément idéologique perdure de la période de « réchauffement » : la représentation négative des ingérences de puissances étrangères.
Ingérences étrangères
Les Américains du film, essentiellement des militaires plus ou moins gradés, restent dans le modèle de « l’allié » du bout des lèvres et dont les réactions sont farfelues, égoïstes et, en tout cas, opposées à l’indépendance de la Corée (celle du Nord comprise).
En effet, l’intervention musclée et intrusive des soldats américains dans le centre d’opération sudiste a lieu pour empêcher la mission d’aboutir. Il n’est en effet pas question d’explosion nucléaires à la frontière chinoise, quand les négociations pour dénucléariser la région ont presque abouties, clame l’officier américain. D’abord soumis, les Sudistes, représentés par un sémillant président de la République (un peu calqué sur l’actuel président Moon Jae-in), finissent par faire le choix de sauver la péninsule en tentant l’explosion nucléaire sous le volcan Baektu.
C’est donc la défiance qui règne entre le Sud et leurs faux alliés américains. Ces derniers ne semblent préoccupés que par leurs propres intérêts, comme lorsque la décision est prise d’évacuer les zones frontalières avec le Nord. L’armée américaine semble s’être octroyée la gestion de la situation, et elle favorise d’abord l’embarquement de leurs compatriotes réfugiés, voire des Occidentaux en général, en demandant aux Coréens d’attendre leur tour par un vague « plus tard ». Le message du film est clair : les Coréens ne doivent compter que sur eux-mêmes et se défier des forces étrangères.
C’est aussi le cas pour les Chinois. Ils sont encore plus mal traités que les Américains, car il ne s’agit pas de soldats ni mêmes d’autorités officielles mais d’une sorte de bande de mafieux à la recherche de têtes nucléaires à revendre. L’assimilation de la Chine à un empire mafieux et sournois permet également de ne pas la compter dans la liste des véritables alliés des Nord-coréens (ce qu’elle est pourtant officiellement). Il apparaît alors comme évident que les Chinois n’aident en rien le Nord, avec ses villes dévastées et ses réfugiés poussant leurs carrioles d’un autre âge, pas même pour les défendre des intrusions sudistes et américaines. La conclusion (du film) est donc aussi la même pour les Nord-Coréens : ils ne doivent compter que sur eux-mêmes et se recentrer sur l’identité nationale, leur seul salut.
L’identité nationale
Le mont Baektu n’est pas choisi sans son lot de connotations « nationales ». Le titre coréen du film se réfère à la montagne légendaire où serait apparu l’ancêtre fondateur de tous les Coréens : Dangun.
Roi-dieu du royaume de Gojoseon, il serait né d’une femme ours en 2333 avant J.-C. Ce mythe de la fondation fait des Coréens une ethnie familiale, consanguine. Le jour supposé de la naissance de Dangun est une fête nationale dans les deux Corées. Le Nord supprima d’abord le culte par rationalisme (et contre le Sud), mais le restaura dans les années 1960 pour servir le nouveau régime. En effet, la nouvelle dynastie des Kim s’est peu à peu dite descendante de Dangun. Kim Jong-il a été déclaré né sur le mont Baektu comme son ancêtre mythologique.
Si les Sudistes raniment la flamme du volcan Baektu, c’est un signe de la colère des dieux de la nation coréenne – une colère qui uni le Nord et le Sud sous la bannière du mythe ancestral et stigmatise une division qui n’a pas lieu d’être. Dans tous les cas, l’idéologie nordiste, sa raison d’être révolutionnaire historique (même si elle est dévoyée par la suite sous la dictature des Kim) est effacée de la mémoire collective des spectateurs au profit d’une identité nationale d’origine quasi céleste.
Ce projet se reflète dans la situation du volcanologue américano-coréen du film (joué par la star locale Ma Dong-seok). Ce dernier est en partance pour sa nouvelle patrie et ne souhaite pas intervenir sur la péninsule même s’il a étudié particulièrement le mont Baektu. L’un des ressorts dramatiques du film est d’attendre le moment où il change d’avis et rejoint le bercail national. L’une des scènes illustrant son revirement le montre en train de voler au secours de la femme enceinte du chef des commandos coréens (occupé à sauver la péninsule sur le mont Baektu) qui est prise à partie par un soldat américain chargé de filtrer les réfugiés. De même, l’agent double décide lui aussi de sauver la péninsule, en tournant le dos non seulement au Nord mais aussi aux mafieux chinois à qui il avait promis les têtes nucléaires.
La Corée atomique
Avec Ashfall, à la manière des films catastrophes hollywoodiens de la période Bush, le nucléaire devient l’ami des peuples. Alors que, dans la réalité, une explosion nucléaire de ce genre pourrait contaminer les eaux, le sol et l’air de la péninsule entière pour des centaines d’années, le film ne montre que peu de fumées surgir du volcan atomisé et donne une image positive de l’arme nucléaire.
Même si cela n’a jamais été expérimenté, la majorité des experts pensent que, dans une telle situation, le remède nucléaire serait pire que le mal volcanique. Le nucléaire commence à peine à être contesté dans le pays (dont le degré de pollution atteint des sommets ces dernières années). Si le Nord fait de plus en plus un chantage aux missiles nucléaires, le Sud, qui n’est pas autorisé à posséder de tels armements (le pays a négocié, dans la tourmente diplomatique, un bouclier antiatomique américain jugé indésirable par la Chine), est équipé de presque autant de centrales que la France, qui est quatre fois plus grande en surface et contient 10 millions d’habitants de plus.
Le recours au nucléaire occidental pour la Corée du Sud des dictatures a joué le rôle du recours aux chemins de fer pour les pays d’Afrique. Le pays est devenu financièrement dépendant suite au choix de l’implantation de cette technologie. Les catastrophes du voisinage, comme celle de Fukushima au Japon dont les eaux radioactives menacent de plus en plus de se déverser massivement aux alentours des côtes coréennes, devient un sujet sérieux que les médias locaux. Ces derniers, lancés pour d’autres raisons dans une campagne antinippone, n’ont pu éviter d’évoquer les risques nucléaires des suites de la catastrophe de Fukushima. Chaque tremblement de terre pourrait être lourd de conséquences dans un Sud « miné » par ses centrales. Un film catastrophe sud-coréen comme Pandora (2016) a, pour la première fois, évoqué cette éventualité en y peignant l’incurie des dirigeants locaux. Cette même incurie, lors du naufrage du Sewol (300 enfants noyés) qui précipita la chute du gouvernement à l’hiver 2016, n’est pas pour rassurer les Sudistes.
Le film Ashfall, en gommant tous les dangers de l’énergie nucléaire, tient donc un double discours : pacification du nucléaire nordiste à mettre au service de la péninsule et dédiabolisation du nucléaire civil sudiste. Si l’on peut parler d’exploit au niveau des effets spéciaux rendant crédible la catastrophe (effets signés Dexter Studio), on peut aussi parler d’exploit en ce qui concerne la manière de concentrer, dans une intrigue de film catastrophe un peu rétro, la situation géopolitique et idéologique des Sud-Coréens : mise à l’écart sans ambages des autorités du Nord qui ont perdu leur aura positive, dénucléarisation à soustraire des velléités américaines et chinoises qui viseraient à une « castration » atomique de la péninsule, et réappropriation du nucléaire à des fins de salut national.