
Love Songs de Hiba Schahbaz
Galerie Almine Rech (Paris), du 23 février au 8 avril 2023
Love Songs est la première exposition monographique en France de la peintre pakistanaise Hiba Schahbaz. Elle est composée d’une série de nus féminins qui sont autant d’autoportraits de la peintre.
Les yeux à demi clos, les épaules voûtées, une jeune femme se tient nue dans la partie droite de la toile. Représentée à mi-corps, son buste légèrement penché est effleuré par le dragon fuchsia qui sinue aux quatre coins de la toile en resserrant imperturbablement les rets où il la tient prisonnière, depuis l’extrémité de sa queue enroulée autour du dos jusqu’à sa large gueule ouverte, où disparaît déjà une partie de la chevelure relâchée. Sur le visage du modèle, qui se détache nettement de profil au centre de la toile, ne se lit aucune émotion, aucun signe de peur ni de révolte, comme un acquiescement résigné ou une absence radicale au drame qui se noue.
Rêve ou mythologie ? Allégorie ou illusion ? Nous n’en saurons pas plus sur cette énigmatique Chanson d’amour (Love Song) de petit format, peinte cette année, à laquelle répond comme en miroir Surrender (2023), accrochée en vis-à-vis où, dans une construction symétrique, la même jeune femme prostrée et au visage inexpressif se tient parfaitement isolée dans un espace indéterminé que sa solitude teinte de mélancolie. Le dragon, dont l’absence creuse un vide autour du corps exposé, réapparaît sur deux toiles accrochées dans la salle suivante, dans une aquarelle de grand format pour recevoir une mystérieuse offrande de la jeune femme ici, à quelques centimètres du visage du modèle dans un face-à-face en plan resserré là. Créatures ondoyantes et insaisissables, les dragons de Hiba Schahbaz, représentés d’un trait simple qui évoque lointainement les motifs de la porcelaine chinoise traditionnelle, déploient dans l’apesanteur de la toile leurs longs corps carmin ou indigo, coiffés d’une crête en bataille qui serpente jusqu’à leur extrémité.
Les griffes qui saillent de chacune des pattes, les dents effilées qui émergent comme autant de poignards de part et d’autre de la gueule ouverte, le regard ardent que le dragon jette sur elle n’effraient jamais le modèle. Elle fait face au dragon qui la cerne d’assez prêt pour qu’on aperçoive, sur la surface de l’aquarelle (Magical creatures, 2022), quelques mèches de cheveux qui s’enroulent autour des dentelures de la crête. Confiance ou complicité, la jeune femme ne s’émeut pas plus de la longue langue dardée de la créature qui vient effleurer son menton immobile ou cueillir l’offrande qui lui est faite à bout de bras par telle imperturbable princesse aux mains nues sortie d’un conte de fées. Figure hypnotique et ambiguë, le dragon est désarmé, paralysé et comme apprivoisé sur la toile par l’assurance souveraine du modèle.
Love Songs, présentée à la galerie Almine Rech, est la première exposition monographique en France de la peintre pakistanaise Hiba Schahbaz, installée à New York après avoir été formée à Lahore. Elle est composée d’une série de nus féminins qui sont autant d’autoportraits de la peintre, notamment deux aquarelles de grands formats se détachent par leur dessin familier et sans perspective, rehaussé de quelques détails décoratifs dorés à la feuille, dont la simplicité chatoyante rappelle les illustrations d’un livre pour enfants.
L’exposition, dont les œuvres représentent alternativement le modèle seul ou avec un dragon, trouve une autre forme d’unité dans le chromatisme travaillé des arrière-plans, qui éclaire l’espace abstrait et changeant dans lequel évolue la jeune femme. Par des dégradés irréguliers qui vont de l’ocre au rose pâle, dont les formes indécises figurent approximativement la lumière d’un crépuscule ou d’un feu qui se consume, Schahbaz se représente abîmée dans sa propre imagination, hors du monde et comme protégé de lui. Dans ses représentations picturales autant qu’imaginaires, la peintre double les jeux de lumière, qui irisent l’arrière-plan, de miroitements colorés de la carnation du modèle, qui s’anime de reflets jaunes ou roses à la surface des toiles, sans que l’on puisse déterminer si c’est de l’intérieur ou de l’extérieur qu’elle est éclairée.
Les nus féminins, dont certaines poses sont empruntées à l’histoire de la peinture comme la Vénus de Botticelli (La Naissance de Vénus, 1484-1485) ou, un peu plus loin, l’autoportrait aux racines de Frida Kahlo (Roots, 1943), sont l’autre trait saillant de l’exposition. Le corps de l’artiste, peint dans sa matérialité sans être suggestif, est représenté avec un naturel qui déjoue la pudeur comme l’érotisme. Face-à-face de la peintre avec elle-même à l’abri des regards extérieurs, les autoportraits de Schahbaz sont des nus qui ne sont pas des déshabillés.
Dans Gentle Maja (2023), qui fait partie des compositions imitées de toiles célèbres, la peintre s’est représentée dans la position du chef-d’œuvre de Goya. Confortablement allongée sur le flanc droit, les jambes légèrement repliées, les bras ramenés derrière sa tête qu’elle redresse pour faire face au spectateur, la jeune femme n’affecte en rien cet air mutin et équivoque de la duchesse d’Albe, que l’on tient pour avoir été le modèle de la Maja nue (1797-1800). Le visage hiératique qu’elle affiche, à la fois las et serein, exprime son assurance autant que son détachement vis-à-vis du spectateur. Une maja d’une nudité indifférente, et comme apaisée.