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John Morgan, Le jury (1861), Bucks County Museum
John Morgan, Le jury (1861), Bucks County Museum
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Les assises : premium et low cost ?

La justice et les justiciables se satisferont-ils de cette distinction nouvelle entre une cour d’assises, la vraie, en quelque sorte « premium », et son succédané jugeant certains crimes à plus faible coût ?

Le jury populaire vit-t-il ses derniers jours ? Institution révérée autant que décriée, la cour d’assises a survécu à toutes les réformes pénales. Mais elle est à nouveau sur la sellette avec la reprise, à l’Assemblée nationale, des discussions sur la loi de programmation pour la justice. Entre nombre de propositions, présentées au prisme de l’efficacité qu’assurerait une concentration des moyens existants par fusion de juridictions « petites » dans des plus grandes, est suggéré de créer un « tribunal criminel départemental » composé de cinq magistrats qui interviendrait en lieu et place de la cour d’assises pour le jugement de certains crimes[1]. Jusqu’à présent, bien des dispositions de ce vaste projet de loi retoquées par le Sénat ont été rétablies par l’Assemblée nationale, tandis que la garde des Sceaux a créé la surprise en annonçant sa volonté d’y greffer une réforme du droit pénal des mineurs par ordonnance. S’agissant cependant des seules assises, il n’est pas certain que les dés soient définitivement jetés.

 

Chère justice

Enfant monumental de la Révolution, voulu pour faire primer la voix du peuple en cas d’atteintes graves à la loi commune, la cour d’assises a résisté à toutes les vagues de la modernité politique. Jusqu’en 1972, on y jurait encore « devant Dieu et devant les hommes »[2]… Et la motivation de ses arrêts n’est obligatoire que depuis 2011, donnant du fil à retordre à l’assemblée composite de citoyens ordinaires et de magistrats professionnels qui la caractérise. Pour autant, son privilège de jugement a fini par être écorné concernant certains crimes, des affaires de stupéfiants ou de terrorisme pouvant relever dorénavant d’une cour d’assises spéciale, composée exclusivement de juges professionnels. Et depuis 2000, les assises sont définitivement rentrées dans le rang puisque leurs arrêts, jusqu’alors souverains, peuvent dorénavant être contestés, comme pour toute autre juridiction soumise au principe du « double degré de juridiction », devant une autre cour d’assises. La présence de neuf « jurés populaires » en son sein, chargés de juger les atteintes aux biens les plus graves, comme les crimes de mœurs ou les crimes de sang, continue cependant d’en signer la singularité. C’est à cette exception qu’il est proposé de mettre partiellement fin en renvoyant dorénavant le jugement de certains de ces crimes de droit commun à des magistrats professionnels.

Economies : tel est le maître-mot de la réforme. De temps, est-il surtout dit, car les assises sont lentes. Depuis la loi de 2000 ayant autorisé l’appel de ses arrêts, la juridiction séculaire, tel un vulgaire tribunal correctionnel ou de police est elle aussi « engorgée ». D’où un « audiencement » – c’est-à-dire le délai s’écoulant entre la fin de l’instruction et le jugement effectif de l’affaire par la cour – particulièrement long pour l’accusé comme la victime, que le projet promet de faire passer de deux à un an. Mais l’économie pourrait ne pas être que de temps et se mesurer également en termes logistiques et financiers. La cour d’assises ne siège pas à temps plein : elle est installée dans chaque département périodiquement, par sessions, en fonction du nombre de crimes à juger, dont le stock est évaluable puisque n’arrivent aux assises que des affaires déjà passées au filtre de l’instruction. Aussi un processus complexe est-il mis en œuvre chaque année, mobilisant préfets, maires et magistrat afin de dresser listes de jurés potentiels, tirés au sort sur la liste électorale, listes de session, et enfin d’en désigner neufs qui participeront effectivement au jugement de tel viol, tel meurtre ou telle séquestration. C’est dire que la cour d’assises est une juridiction moins légère et facile à mobiliser qu’un simple tribunal correctionnel, lequel ne nécessite, pour sa réunion au grand complet, que la présence de trois juges. En dépit de l’amende de 3 750 euros prévue pour qui se déroberait à son devoir de juré, il n’est pas rare que la salle d’audience soit vide ou à peine peuplée à l’appel des noms des convoqués pour participer à une session. Il faut alors renvoyer l’accusé dans sa cellule, faire le compte des manquants et lancer des recherches… la session étant alors reportée, contribuant encore à l’engorgement. A ce coût logistique s’ajoute un coût financier, les jurés étant dédommagés à hauteur de 85 euros par jour a minima. Dégonfler une partie du stock de crimes à juger en le confiant à cinq magistrats professionnels en poste permettrait alors aussi bien d’éviter ces longues opérations parfois hasardeuses, indispensables à la constitution du jury, que d’alléger le budget de la justice, notoirement à la peine.

 

Elitisme pénal

Au-delà du souci de rapidité et d’efficacité, la réforme se recommande aussi d’impératifs moraux plus puissants, qui, même s’ils ne sont pas dit, pourraient révéler une défiance à l’égard des jurés, représentants du peuple. Les relations entre le jury populaire, les magistrats professionnels et l’opinion publique sont en effet changeantes[3]. Depuis leur intronisation comme juges des infractions les plus graves, les jurés ont tour à tour été accusés d’être trop laxistes – par les magistrats – ou trop répressifs, laissant rarement le doute profiter à l’accusé – par les avocats de la défense. En 2011, c’est pourtant pour remédier à une prétendue mollesse des juges, ainsi désignés à la vindicte populaire par le président de la République, que les « citoyens assesseurs » avaient été introduits dans les tribunaux correctionnels : la réforme visait à faire participer les citoyens ordinaires au jugement d’affaires également ordinaires, mais dans le but que les peines prononcées soit plus lourde. Las, la réforme, reléguée au rang d’« expérience » sous la présidence suivante, tourna court.

Mais le thème, devenu classique, du « populisme pénal », joue aujourd’hui à fronts renversés. Le projet n’entend en effet pas seulement abréger le jugement de certains crimes – objectif a priori louable – mais également, parmi ceux-ci, en alourdir la répression. La fourchette des peines retenue – de quinze à vingt ans de réclusion – concerne en pratique les braquages, certains cas de séquestration… et la plupart des viols, qui mobilisent 57 % de l’activité des assises. Et c’est à propos du viol que les promoteurs du projet déplorent tant sa requalification fréquente en délit d’agression sexuelle justiciable du tribunal correctionnel, que la faiblesse des peines prononcées en moyenne aux assises. Et de regretter des acquittements décidés parfois par des jurys populaires ou même des requalifications, pourtant demandées par le parquet, selon un air aujourd’hui connu : alors que l’affirmation de la nécessaire lutte contre les violences faites aux femmes tourne à l’incantation, au plan national comme européen, on voit parallèlement montées en épingles par les médias des décisions qui sont parfois présentées comme « révoltantes ». A Pontoise, au bénéfice d’un homme de vingt-neuf ans accusé de viol par une mineure de onze ans en 2017, ou à Bobigny, au bénéfice d’un maire similairement accusé par deux assistantes à l’automne 2018, pour ne citer que quelques affaires dans une longue liste. Jacqueline Sauvage, devenue personnage de film, présente alors un cas emblématique. Alors que deux jurys d’assises l’ont condamnée pour le meurtre de son époux violent, sa situation inspira l’idée, finalement enterrée, de consacrer une « présomption de légitime défense » en cas de violences conjugales. Et elle fut finalement graciée par le président de la République. Qu’ils condamnent une meurtrière ou acquittent un accusé de viol, les jurés n’appliquent donc pas toujours, dans des cas qui sont nécessairement d’espèce, les préconisations adoptées en plus haut lieu. Mais n’est-ce pas l’essence même du travail du jugement, qui consiste à éclairer des faits et des acteurs particuliers en s’appuyant nécessairement sur des preuves, plutôt que de lier automatiquement une peine – lourde – à une dénonciation de viol ?

 

Un viol pour l’expérience

Le projet de loi fait fi de ces considération qui renvoient pourtant à des principes fondateurs, notamment la nécessaire séparation du pouvoir d’incriminer, revenant au législateur, de celui de juger. Mieux, des parlementaires entérinent le principe, pourtant rituellement répudié par chaque nouveau garde des Sceaux, d’instructions à adresser aux juges : le rapport de la délégation aux droits des femmes à l’Assemblée nationale recommande d’« accompagner le déploiement des tribunaux criminels départementaux d’instructions claires pour que la qualification criminelle du viol soit dorénavant systématiquement retenue[4] ». Outre ces circulaires à adresser aux juges d’instructions pour interdire toute correctionnalisation de faits de viols, est aussi préconisé de s’assurer, à l’usage, que les peines prononcées pour viol – huit ans d’emprisonnement en moyenne – auront bien augmenté. Présomption d’innocence, indépendance du juge d’instruction dans l’appréciation des charges, égalité des justiciables devant la loi pénale… Ce sont ces principes structurants de l’architecture pénale que le projet se propose d’abandonner.

La réforme n’est, pour l’instant, proposée qu’à titre « expérimental ». La nouvelle juridiction, rebaptisée « cour criminelle » par l’Assemblée pour la parer d’une plus grande solennité, ne serait mise en place que pour une durée limitée, et dans certains départements seulement. Que penseront victimes comme accusés du fait que « leur » affaire soit jugée par une juridiction « expérimentale » ? La question mérite d’être posée. A l’image du tribunal correctionnel, dont la réunion en formation collégiale peut toujours être demandée par le prévenu plutôt que d’être jugé par un seul juge, la loi permettra-t-elle que l’accusé exige d’être jugé par le jury populaire plutôt que par cinq juges professionnels ? Le projet n’en dit rien. Mais on devine que cette possibilité resterait souvent lettre morte : en pratique, il est rarissime que le tribunal correctionnel au grand complet soit sollicité par les prévenus pour juger les délits, nombreux, que la loi confie au juge unique. L’expérience de l’ajout de citoyens assesseurs au tribunal correctionnel, lancée en 2011, fût rapidement enterrée. Deux ans plus tard, avant qu’il y soit mis un terme, un rapport d’évaluation constatait en effet qu’« aucun élément ne permet de penser que les décisions rendues sont plus sévères » et que « l’association de citoyens au jugement d’affaires correctionnelles n’est pas sans poser de très nombreuses difficultés »[5].

L’expérience pourrait cependant être plus longue, voire devenir la norme, avec la cour criminelle, s’agissant de réductions d’effectifs, plus faciles à réaliser. Mais la justice et les justiciables se satisferont-ils de cette distinction nouvelle entre une cour d’assises, la vraie, en quelque sorte « premium », et son succédané jugeant certains crimes à plus faible coût ? Jusqu’à présent, l’article préliminaire du Code de procédure pénale dispose toujours que « les personnes se trouvant dans des conditions semblables et poursuivies pour les mêmes infractions doivent être jugées selon les mêmes règles ».

 

[1] Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, article 42.

[2] Voir Jacqueline Lalouette, La Libre Pensée en France. 1848-1940, préface de Maurice Agulhon, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 2001 (2e éd.), p. 269 et sv.

[3] Voir Jean-Claude Farcy, L’Histoire de la justice française de la Révolution à nos jours, Presses universitaires de France, coll. « Droit et justice », 2001, p. 256 et sv.

[4] Rapport d’information de la délégation aux droits de femmes, Assemblée nationale, 31 octobre 2018, recommandation n° 23.

[5] Rapport à Madame la garde des Sceaux, ministre de la Justice sur l’expérimentation des citoyens assesseurs dans les ressorts des cours d’appel de Dijon et Toulouse, février 2013.

Cyrille Duvert

Avocat , maître de conférences en droit à l'université de Paris 13, il est notamment l'auteur de Différenciation et indifférenciation des personnes dans le Code civil. Catégories de personnes et droit privé, 1804-2004 (codirection avec Natacha Sauphanor-Brouillaud et Pascale Bloch), Editions Economica, Collection Etudes juridiques, 2006.…