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Titane, Palme d’or 2021 © Carole Bethuel
Titane, Palme d’or 2021 © Carole Bethuel
Flux d'actualités

Cannes 2021 : Rêves d’une puissance invaincue du cinéma

Le festival de Cannes 2021 nous a fait découvrir des drames urbains, quelques perles du cinéma d’auteur, et un chef d’œuvre : Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi. Ces films témoignent du rêve d’une puissance invaincue du cinéma.

Le retour dans les salles du festival de Cannes nous aura valu bien des inquiétudes, le variant Delta ayant galopé sur la côte méditerranéenne en juillet. Nous lui devons aussi de précieuses découvertes : des films dont les sorties émailleront l’été et l’automne-hiver 2021. D’abord des fictions urbaines déployant leur drame dans des espaces investis de manières nouvelles, ensuite quelques perles des grandes formes du cinéma d’auteur, et enfin le chef d’œuvre de cette compétition 2021 : Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi, film ample et profond, que nous attendions en haut des marches pour une nouvelle Palme d’or japonaise, après Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda en 2018. C’était sans compter avec le hold-up du flamboyant Titane, qui nous a laissés sonnés… mais heureux.

 

Une bonne mère © SBS Distribution

 

Une mère

Plusieurs drames urbains ont déployé, dans des territoires inattendus et peu pratiqués par le cinéma de fiction, des récits poignants, donnant corps au destin de groupes ou d’individus aux marges de nos sociétés. Nous leur devons parmi les plus belles émotions de ce festival. Et d’avoir gravé en nous des visages nouveaux, de non-professionnels époustouflants. Le visage de Halima Benhamed, d’abord, que Hafsia Herzi nous donne à observer, pendant deux heures, sans qu’une minute ne paraisse de trop, dans Bonne mère. Profil en majesté sur la belle affiche du film : nez droit, front dégagé, port de tête altier et ce regard qui porte loin, comme dans le vide ou en elle-même. En s’approchant de cette mère-courage, dévouée à ses enfants et à son travail d’aide-ménagère, le film n’épuise rien de son mystère, n’explique rien de sa force ni de sa terrible mélancolie. Il déploie les lieux, les situations, les êtres qui peuplent son quotidien de labeur, et trouve à chaque scène le ton juste pour toucher toutes les « grandes questions » que posent les quartiers nord de Marseille (trafics, proxénétisme, fossé entre les générations, chômage des jeunes…) sans jamais les traiter. Elles nourrissent les liens complexes et incarnés autour de cette femme magnétique. La vie de Nora est arrimée à l’espace de la cité où elle a élevé ses enfants, à ses bruits de couloir et d’ascenseur, à ses lumières blanches ou orange en soirée. Dans cette cité, Nora prend soin des siens, leur prépare le petit-déjeuner, avant de partir tôt travailler au nettoyage des avions au sol à l’aéroport de Marignane. Et s’oublie elle-même, comme d’évidence. Sans colère.

C’est peu de dire que ce splendide portrait de quinquagénaire, deuxième long métrage de Hafsia Herzi, réalise toutes les promesses de son premier film (Tu mérites un amour,  2019). La cinéaste, désormais absente de l’écran, pose un regard tendre sur cet univers qu’elle connaît mieux que quiconque pour y avoir grandi, et trouve sa juste place derrière la caméra. De là, elle observe et soutient d’un regard aimant, intelligent et délicat à la fois, les non-professionnels qu’elle filme, qui sont tous d’une grande justesse : les collègues de la société de nettoyage qui s’inquiètent pour Nora, son fils emprisonné, l’avocate qui lui soutire ses maigres économies, la ribambelle d’enfants et d’amis qui se retrouvent autour de la table familiale. Chacun joue sa partition avec grâce et émotion ; du frère bellâtre à la fille blessée que sa fille de quatre ans raisonne et console. Éclate dans chaque scène la maîtrise d’une mise en scène qui emprunte au mentor de l’actrice Hafsia Herzi, Abdellatif Kechiche, des méthodes de travail libres, une direction d’acteur fougueuse, qui se délecte des mots et éclats de voix et se soutient d’acteurs magnifiques. S’en dégage aussi une douceur et un lyrisme, une tonalité sensible et apaisée qui s’intéresse aux liens davantage qu’aux trajectoires individuelles – plus loin, cette fois, de Kechiche. Cette attention aux liens du care, ceux qui enferment et à ceux qui libèrent, ceux qu’on choisit et ceux qu’on endosse. Par où Nora porte bien son nom de théâtre ; celui de l’héroïne de Maison de poupée d’Ibsen et, après elle, de toutes celles qui interrogent les liens de la nature et de société (mariage, filiation) qui enserrent le destin des femmes. Un magnifique portrait de mère dans les yeux d’une fille. « Yemma », comme le dit la chanson de rap scandée par des jeunes femmes affranchies qui crient cette liberté pour leur mère.

 

Mes frères et moi © David Koskas - Single Man Productions

 

Quatre frères

Dans la sélection Un certain regard, un deuxième film français a fait exister ce regard de la génération des fils et filles français de l’immigration maghrébine sur leurs parents. Mes frères et moi, premier long métrage de Yohan Manca (sortie prévue le 5 janvier 2022), ancre dans une banlieue méditerranéenne générique une année de la vie d’une fratrie de jeunes hommes d’origine maghrébine-italienne, confrontés à la disparition de leur mère qui se meurt lentement d’un cancer dans une chambre de l’appartement familial. Cœur battant de ce film (comme chez Hafsia Herzi), le corps de la mère fait ici peser une terrible menace sur la fratrie. Le roc maternel est fissuré, meurtri. Dans cette terrible épreuve, le quatuor des frères s’organise sans fausse note. L’aîné tient les rênes du foyer, pendant que le cadet veille sur le troisième, révolté, et que le quatrième vogue à la recherche de cette liberté que ses frères n’ont pas trouvée. Les quatre acteurs (Maël Rouin-Berrandou, le plus jeune ; Dali Benssalah, l’aîné ; Sofian Khammes, le cadet séducteur ; et Moncef Farfar, le révolté) sont aussi charismatiques et fascinants les uns que les autres. Le plus jeune, Nour, découvre auprès d’une professeure de chant lyrique, finement interprétée par Judith Chemla, à la fois les espoirs que fait naître la musique et le désir de quitter son quartier. L’opéra joue ici pleinement son rôle de révélateur des émotions et des voix à elles-mêmes. Pendant que ses frères se débattent aux frontières de la légalité, Nour fuit les travaux d’intérêt général pour rejoindre un cours de chant, où il renoue avec le souvenir de son père chantant à sa mère des airs d’opéra italiens.

Mes frères et moi partage avec Bonne mère un regard inattendu sur les banlieues méridionales, tout en douceur, qui en magnifie les lumières chaudes, les solidarités gouailleuses et rappelle aussi que les constructions témoignent du labeur des pères ouvriers. Derrière son frère aîné sur sa moto, Nour balaie du regard le muret que son père a construit le long de la plage. Les paysages méditerranéens s’offrent au regard doux et romanesque de cinéastes qui les associent à des musiques qui parlent d’amour. Ici, un air d’opéra issu de L’Élixir d’amour de Gaetano Donizetti : « Una furtiva lagrima ». Dans Bonne mère, une chanson de rap dédiée à la mère « Yemma ». Ce lyrisme ne balaie pas les duretés de la vie des personnages (deuils, séparations, enfermement) ; il trouve à les déployer dans un espace second, celui de « l’art qui sauve », pour le dire avec Yohan Manca (dossier de presse) : l’opéra que Nour rencontre grâce à sa professeure de chant et, bien sûr, le cinéma.

 

Petite nature © Ad Vitam

 

Un fils

Dans la lumière plus froide de la frontière franco-allemande, Samuel Theis a situé son deuxième long métrage (après Party Girl, docu-fiction sur sa propre mère, réalisée avec Marie Amachoukeli et Claire Burger à Forbach, Caméra d’or à Cannes en 2014). Petite nature (Semaine de la critique 2021, sortie prévue en février 2022) suit les pas de Johnny qui, à dix ans, partage les soucis de sa jeune mère célibataire qui trimballe ses trois enfants d’appartement en appartement au gré d’une vie sentimentale agitée. Elle galère, travaille dans un tabac de l’autre côté de la frontière, erre entre les maisons décrépies et les cités HLM de l’ancienne ville industrielle de Forbach. Et tente d’inculquer à ses fils sa propre capacité à se défendre et défendre les siens. L’actrice, Mélissa Olexa, incarne avec force cette jeune femme à la fois tendre, brutale et volontaire.

Dans ce paysage de banlieue rude, un maître d’école récemment arrivé décèle chez Johnny des talents inconnus de lui. Le jeune garçon se prend à rêver d’une vie meilleure, d’un boulot plus avantageux que celui de sa mère. Antoine Reinartz et Izïa Higelin apportent toute leur délicatesse à ce jeune couple d’intellos, nommés en Moselle et dévoués à leur mission, qui troublent les repères du jeune garçon en lui ouvrant de nouveaux horizons. Le regard du cinéaste est plus âpre, plus sec que ceux de Hafsia Herzi et Yohan Manca. Mais son film repose comme Bonne mère et Mes frères et moi sur des acteurs non professionnels qui crèvent l’écran. Et comme eux, il s’ancre dans une banlieue, un milieu avec son histoire, où les cœurs et les corps ont été façonnés, où ils puisent la force de leurs liens. Petite nature se soutient de la belle énergie du jeune acteur Aliocha Reinert, de sa blondeur angélique et de sa nervosité intérieure ; cousin du Gamin au vélo des Dardenne. Le cinéaste entraîne son film, dans son dernier tiers, vers une dérive possible du rapport avec l’instituteur ; problématique somme toute exogène au drame, bouleversant en lui-même, de cette « petite nature » découvrant son milieu et le désir d’y échapper.

 

Women Do Cry © Ici et Là Productions

 

Des sœurs et des cousines

Deux films venus de l’Est européen relient les paysages urbains à une mémoire et un passé traumatiques qui se prolongent dans le présent de sociétés violentes pour les femmes, antisémites et haineuses. Women Do Cry de Mina Mileva et Vesela Kazakova (Un certain regard) inscrit dans la ville de Sofia la chronique bouleversante de la vie d’un groupe de jeunes femmes, sœurs et cousines, qui s’entraident et se soutiennent dans les épreuves : une dépression postnatale et la révélation d’une contamination au VIH. Devant et derrière la caméra, les deux réalisatrices, scénaristes et productrices de Activist38 (maison de production bulgare de documentaires) ont travaillé en équipe avec leurs actrices, qui sont aussi leurs collaboratrices (à l’écriture, avec leur actrice Bilyana Kazakova, et avec Maria Bakalova, l’actrice de Borat).

Ce groupe de femmes aborde avec une sincérité et une originalité totales chaque scène du film. Leurs héroïnes ont beau être dénudées la plupart du temps, leur nudité déjoue la sexualisation habituelle des corps féminins au cinéma. Elle raconte la nécessité de revendiquer, entre femmes, un espace d’expression pour les corps. Baignade improvisée des cousines et sœurs dans une rivière au cours d’une expédition mystique en forêt, cohabitation impudique de filles dans leur appartement, discussions intimes sur leurs orgasmes, allongées sur un lit. Ces scènes qui déplacent notre regard sur les corps féminins déploient une critique virulente d’une société où les rapports de genre blessent les corps féminins. Le film, tourné sur fond de manifestations contre l’arrêt de la Cour constitutionnelle, rendu en 2018, déclarant la Convention européenne sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) incompatible avec la Constitution bulgare, fictionnalise les souffrances des femmes bulgares. Dans la grisaille des cités dortoirs de Sofia, derrière ces balcons que l’une des héroïnes enjambe dans un moment de désespoir, survivent des femmes qu’on ne voit guère au cinéma, qui luttent contre les préjugés, l’assignation au foyer, la maladie, les discriminations.

 

Evolution © Dulac Distribution

 

Des aïeux

Evolution, le dernier film du grand cinéaste Kornél Mundruczó, qui avait présenté à Cannes, dans la sélection Un certain regard, Johanna en 2005 et White Dog en 2014, et, en compétition officielle, Delta en 2008, Tender Son en 2010 et La Lune de Jupiter en 2017, adopte sur les êtres et les lieux une perspective historique verticale, qui fait plonger vers les racines chacun des trois segments qui composent Evolution. À l’image de l’époustouflante séquence d’ouverture, qui fait sourdre d’un abri souterrain que des soldats nettoient à grandes eaux des cheveux dans les fissures du béton. Cette séquence anime la vision cauchemardesque de crimes impossibles à laver, du sang et des cheveux qui refluent infiniment. Jusqu’à ce qu’apparaisse sous une dalle, comme par miracle, une jeune enfant affamée et frigorifiée. On comprend que les soldats qui la trouvent sont russes, et que cette libération n’en a que le nom.

Avec Kata Wéber, Kornél Mundruczó a écrit un opéra en trois actes, et réalisé un grand film sur l’identité juive en Europe et ce qu’on appelle volontiers aujourd’hui la « post-mémoire », celle des traumatismes que nous transmettent nos aînés. Le film est d’ailleurs fondé sur une pièce que les auteurs avaient écrite pour la Ruhrtriennale, au croisement de la musique classique, de l’installation et du théâtre. Le premier portrait qui le compose est celui d’une vieille dame, Eva (l’extraordinaire Lili Monori, actrice de Márta Mészáros qu’on a admirée dans Delta, Tender Son et White Dog), brisée depuis sa naissance sur la place d’appel de Birkenau. Son histoire, qu’elle ne cesse de jeter au visage de sa fille, est le linceul dans lequel elle a enseveli la mémoire des siens. On comprend que seule une rage infinie pouvait en libérer la fille quadragénaire qui a grandi dans son ombre. Le deuxième volet raconte les rapports de cette fille, Lena, avec sa mère. Le troisième plonge dans le Berlin contemporain où le petit fils, Jonas, fait face aux résurgences de l’antisémitisme derrière la bien-pensance allemande. La grandeur de la mise en scène de ces trois segments réside dans ces moments où le passé déborde littéralement dans le présent, où le fantastique fait céder les digues du réel, l’inonde littéralement, comme dans cette scène où la quadragénaire submergée par la souffrance de sa mère lutte contre l’eau qui pénètre la cuisine et envahit tout. Ou dans cette séquence de déguisement et maquillage où l’adolescent berlinois, grimé en âme errante décharnée, retrouve les images d’un trauma qui circule à travers lui. Evolution est une pièce de plus dans l’œuvre de l’un des plus passionnants cinéastes européens contemporains, dont il faudra guetter la sortie en salle.

 

Tromperie © Shanna Besson - Why Not Productions

 

Des amants

La psychologie des Juifs américains traverse, quant à elle, les écrits de Philip Roth et ce roman autobiographique, Deception, qu’Arnaud Desplechin a adapté, tournant son film pendant le premier confinement. Tromperie (sortie prévue le 29 décembre 2021) est un magnifique opus du genre mineur du « film de chambre » (Kammerspielfilm), tourné essentiellement entre les quatre murs d’un bureau d’écrivain londonien qui abrite les ébats et les conversations d’un écrivain reconnu et une mère adultère qui trouve dans cette relation à déployer son tempérament artiste, sa mélancolie, son autorité aussi. Léa Seydoux joue magnifiquement les atermoiements de cette amoureuse à l’élégance parfaite, cueillie au plus fort de sa beauté et de sa fragilité par l’écrivain sec qu’incarne Denis Podalydès. Son visage en gros plan devient l’écran sur lequel se projettent les mots de Philip Roth. Les amants se lancent dans des joutes oratoires, se défient, se caressent, s’aiment, s’enlacement, se blessent. Le scénario de Desplechin et Julie Peyr nous guide à travers les chapitres d’une relation qui se déroule sous nos yeux comme on tourne les pages d’un livre.

Desplechin a réalisé un hommage magnifique à l’écrivain génial qui vit de se dissimuler sous mille masques – des écarts à soi qu’autorise l’écriture. Il a semé, entre les scènes de huis clos des amants, des échappées oniriques. Une phrase sur laquelle la voix de Léa Seydoux se brise fait soudain passage, à la faveur d’un effet de lumière théâtral qui plonge brusquement le décor dans la pénombre, vers une scène de théâtre sur laquelle les deux amants poursuivent leur échange dans un décor stylisé. « J’éprouve un besoin tellement impérieux de solitude », disait-elle. Plus tard, le romancier dévoreur de femmes se trouve convié à son propre procès. Avec un cabotinage tout masculin, il tient tête au procureur, répond que loin d’avoir desservi les femmes, il les a aimées, chacune pour elle-même. Denis Podalydès excelle dans ce registre de jeu, nouveau pour lui, face à la comédienne de Joël Pommerat, Saadia Bentaïeb.

Aux côtés de cet écrivain solaire, Desplechin a placé, outre l’amante anglaise, un très beau personnage d’ex-amante malade, avec qui il partage de tendres conversations téléphoniques transatlantiques (Emmanuelle Devos, crépusculaire et bouleversante), une épouse malheureuse à laquelle Anouk Grinberg offre toute son intensité profonde et réfléchie, et une jeune ancienne étudiante tchèque (Rebecca Marder). Autant d’actrices qui illuminent ce film que Desplechin a souhaité « diriger » plutôt que réaliser, à en croire l’affiche. Le même élan romanesque qui ouvre le quotidien des amants à des apartés théâtraux préside à cette ouverture d’anthologie, proprement magique, qui nous offre de découvrir le décor somptueux du bureau londonien de la fiction au fil de la voix de l’amante, qui le décrit les yeux bandés au romancier médusé : meubles polis, machine à écrire, livres sur le judaïsme, larges fenêtres donnant sur un parc. Ce colin-maillard cinématographique prolonge une réflexion ancienne de Desplechin sur la voix off et son pouvoir de dessillement, et sur les puissances d’aveuglement à l’œuvre dans le film comme en nous-mêmes. Une réflexion lancée de flamboyante manière par la scène d’ouverture de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) [1996], qui suivait Mathieu Amalric dans un couloir de la Sorbonne jusque devant la porte de ce professeur fraîchement nommé, ennemi juré, dont le nom était dévoilé sur une plaque posée devant sa porte, dans un geste de dévoilement shakespearien du songe. Dans Tromperie scintille la fascination de Desplechin pour l’intériorité du théâtre au cinéma : transformation des décors en scène de théâtre, mise en scène ordonnée à la direction d’acteurs qui en devient le cœur battant. Tels des rois et reines, ses amants campent des dieux de l’amour. À travers eux, nos sentiments et expériences ordinaires magnifiés nous sont donnés à comprendre. Pièce majeure, en somme, dans l’œuvre de l’extraordinaire cinéaste Desplechin, Tromperie émerveille et nous laisse simplement avec le désir de repartir pour un tour dans le manège d’Arnaud Desplechin.

 

Drive My Car © 2021 Culture Entertainment/Bitters End/Nekojarashi/Quaras/NIPPON SHUPPAN HANBAI/Bungeishunju/LESPACE VISION/C&I/The Asahi Shimbun Company

 

Des morts

Au registre des grandes œuvres du cinéma d’auteur international, cette édition déconfinée nous a également gratifiés d’un magnifique opus du grand conteur iranien, Asghar Farhadi. Un Héros (en compétition, sortie prévue le 22 décembre 2021) met en scène le dilemme moral d’un homme du commun, comme Capra les aime, en permission, qui trouve un sac rempli de billets et cherche, au prix de mille aventures et tergiversations, à le rendre à sa propriétaire sans être accusé de vol. Farhadi se délecte des tours et détours du sort qui s’acharne sur ce héros du quotidien, victime de la rumeur, dont la bonne foi désarmante ne rencontre que défiance et malhonnêteté sur sa route. Le comédien extraordinaire, Amir Jadidi, évoque les grandes interprétations de James Stewart : un mélange de naïveté, de candeur et de virilité. Grand oublié du palmarès, ce film aurait pourtant mérité le prix du scénario, ou même la Palme d’or. Il était tout de même devancé dans notre cœur par le grand choc de cette édition 2021 : Drive My Car de Hamaguchi Ryusuke (sortie le 18 août 2021).

Comme Tromperie, Drive My Car a pour héros un créateur ; ici, un acteur et metteur en scène, qui tente de survivre au deuil. La nouvelle de Haruki Murakami que Hamaguchi a adaptée (recueillie dans Des hommes sans femmes, trad. par Hélène Morita chez 10/18 en 2018) plonge de plain-pied dans le deuil de sa femme. Le cinéaste a fait précéder le générique de son adaptation de quarante minutes de film, sorte de prequel de la nouvelle, consacrées à la vie du couple. On comprend que leur relation était bâtie sur les scénarios qu’elle écrivait et les pièces qu’il montait, meublant le vide laissé par la mort de leur petite fille de quatre ans. Hamaguchi prolonge à travers ce récit sa fascination pour les histoires habitées par des disparus. Dans Asako 1&2 (en compétition à Cannes en 2018), l’héroïne reconstruisait sa vie après la disparition de son amant avec un jeune homme qui en était le sosie. Dans Senses (2015), trois amies conversaient autour de la disparition d’une quatrième, confrontée à un divorce. Outre ces fictions qui ont fait connaître le cinéaste, l’œuvre de Hamaguchi, riche d’une dizaine de film, compte un chef d’œuvre documentaire réalisé avec Ko Sakai : une trilogie (The Sound of the Waves, Voices from the Waves et Storytellers, 2011-2013) tournée dans le Tohoku, après la catastrophe de Fukushima, interrogeant les survivants pour « faire entendre la voix des morts », disait alors Hamaguchi1.

Drive My Car poursuit sur le terrain fictionnel le même questionnement sur la possibilité de filmer nos liens invisibles avec les morts, et de renouer par le récit avec la vie. Dans ce film comme dans ses documentaires, le cinéaste confie au récit (qui se déploie au théâtre, au cinéma comme dans la vie ordinaire) le pouvoir de réparer et d’apaiser ceux qui ont tout perdu. Après la disparition de sa femme, Kafuku prend la route de Hiroshima dans sa Saab 900 rouge, dans laquelle il a l’habitude d’écouter des cassettes enregistrées par sa femme pour apprendre ses rôles. À Hiroshima, il travaille au montage d’une adaptation de Oncle Vania de Tchekhov, dans laquelle cohabitent plusieurs langues, avec des acteurs parlant la langue des signes coréenne, le tapalog, le chinois, le japonais. Kafuku y rencontre Misaki, la jeune fille réservée qui lui est assignée comme chauffeur. En lui confiant le volant de cette voiture qui est devenue le linceul de sa relation conjugale, Kafuku s’ouvre progressivement et parvient à faire face à son passé. Leur écoute délicate et réciproque, dans ce non-lieu qu’est le véhicule en mouvement, permet à chacun de plonger en lui-même. Telle est aussi la leçon des répétitions théâtrales, qui conduisent progressivement le metteur en scène à accepter que le texte de Tchekov éclaire la vie de celui qui le travaille et l’interprète. Plonger en soi, sonder les écarts à soi et les mille masques dont est fait le chemin vers soi, accepter d’être lu par un grand texte. Ces thématiques morales perfectionnistes (Emerson, Thoreau), chères à Desplechin, se déploient ici dans un tout autre huis clos. Les conversations en voiture ramènent les deux héros à leur deuil comme à une « toile peinte » (dit Emerson dans son essai « Expérience »). Le deuil se traverse sans qu’on y gagne la moindre connaissance ni de soi ni de l’autre ; il ne nous approche de rien, comme le déplorait le père (Jean-Paul Roussillon) penché sur la tombe de son fils en ouverture du Conte de Noël (2008). Sa seule issue est l’apaisement ; ce qu’exprime le magnifique monologue final de Sonia dans Oncle Vania, qui donne lieu à une scène splendide de représentation théâtrale dans Drive My Car : « Quand notre heure sera venue […], nous dirons combien nous avons souffert, combien nous avons pleuré, […] et Dieu aura pitié de nous, […] et en nous retournant sur nos malheurs de maintenant, nous aurons un sourire de compassion – et nous nous reposerons. »

De l’aveu du cinéaste, la trajectoire de la voiture filmée en plan zénithal, et les conversations qui s’y déroulent, filmées dans un jeu de regard entre le pare-brise, les plans de côté sur la conductrice et les champs-contrechamps, témoignent de l’influence d’Abbas Kiarostami sur son film. Ces scènes accusent l’impossibilité de réparer la fracture qui s’est ouverte dans les vies de Kafuku et de Misaki. Et la nécessité d’en passer par l’art pour apaiser ce qui peut l’être. Hamaguchi atteint ici la maturité à la fois dans la maîtrise de ses moyens artistiques et dans sa réflexion sur la vie et l’art. Ce grand cinéaste bien connu de notre revue, qui expliquait dans un très beau texte ce qu’il doit à son maître Kurosawa (« Que faire voir ? Leçon de cinéma », Esprit, avril 2019) méritait davantage que le prix du scénario. La même année que Contes du hasard et autres fantaisies (Ours d’argent à la Berlinale), il a offert au festival de Cannes l’un des sommets de sa filmographie. « Il y a une nécessité à se raconter soi-même afin de prendre conscience de la vie qu’on menait avant, et afin d’accepter qu’on va désormais mener une tout autre existence. Ce processus-là, on le retrouve dans Drive My Car. Pour pouvoir se remettre d’un drame, Kafuku et Misaki sont obligés l’un et l’autre de raconter un récit. Ce sont les récits qui nous propulsent vers l’avant », nous confie-t-il dans Positif (entretien réalisé avec Frédéric Mercier, à paraître en octobre 2021).

Un monstre

Notre émotion devant ce film magistral ne nous préparait guère à accueillir favorablement le braquage de Titane de Julia Ducournau sur la compétition en fin de festival. Les rumeurs sulfureuses qui l’entouraient, savamment entretenues par une promotion du film qui jouait la carte du gore, de l’effrayant et du choquant, nous préparait encore moins à l’émotion qui nous a cueillie devant ce film d’amour autant que d’horreur, qui fait résonner dans un univers cliquant et tape-à-l’œil une interrogation partagée avec le cinéaste japonais sur la possibilité d’écouter et d’accueillir la souffrance d’un autre.

Julia Ducournau déploie des tonnes de moteurs et de grosses cylindrées (à faire pâlir la Saab 900 de Hamaguchi), pour attiser la souffrance de son héroïne. Alexia a été victime, enfant, d’un accident de voiture dont elle a réchappé en se faisant greffer une plaque de titane dans le cerveau. Nous la retrouvons jeune adulte, sous les traits de l’extraordinaire Agathe Rousselle, dans un hangar de tuning, exhibant son corps hyper-sexualisé et ses tatouages, en se frottant au capot d’une voiture. La danseuse greffée au titane se révèle killeuse. Dans sa cavale, cheveux coupés, nez cassé et seins bandés, elle rencontre un autre naufragé : un commandant pompier bodybuildé (méconnaissable Vincent Lindon) qui croit reconnaître en elle son fils disparu. Ces cœurs carbonisés font le pari improbable de s’offrir protection mutuelle. Au mépris de toute raison, Vincent Lindon veut croire en sa chance de se racheter et de sauver son fils en prenant soin d’Alexia. Le film déplie cette étonnante histoire d’amour semée de magnifiques duos entre Vincent Lindon et Agathe Rousselle, et de scènes plus modes (danse homo-érotisée des pompiers dans la caserne), qui font exister ce personnage inoubliable de cinéma qu’est Adrien/Alexia.

Cette créature monstrueuse, aux frontières de l’humanité, interroge la féminité ordinaire. Femme cyborg, hybride et blessée, elle vit en grand, sur le mode des fantasmes réalisés et des cauchemars éveillés, les angoisses fondamentales attachées aux transformations du corps féminin : celles de la grossesse (quelle est cette bête étrangère que je porte en moi ? quel est ce liquide qui sort de mes seins ?), de l’enfantement (mon corps va-t-il se déchirer à force de gonfler ? comment survivre à ce monstre intérieur ?). Elle raconte sur un mode électrisé l’histoire d’une femme à la recherche de son désir. Ce monstre-là, sorti de l’imagination de Julia Ducournau, a beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes.

Et il nous faut avouer que, passés au crible du variant Delta, nos souvenirs de cette édition 2021 du festival de Cannes font une large place à cette Palme d’or, peut-être mal pensée pour faire revenir le public dans les salles en période de pandémie, mais qui a pour elle l’audace et la créativité. En un mot, le rêve d’une puissance invaincue du cinéma. Ce rêve qui crève l’écran dans Annette de Leos Carax et dans Benedetta de Paul Verhoeven (tous deux déjà sortis en salle), et dans bien d’autres films de ce Cannes 2021 en salle dans les prochains mois.

L’autrice remercie Sonia Buchman, Léa Le Dimna, Julie Marx et Josiane Scoleri, ainsi que les cinéastes Arnaud Desplechin et Ryusuke Hamaguchi.

 

  • 1. Élise Domenach, « Entretien avec Ko SAKAI et Ryusuke HAMAGUCHI. Écouter la voix des morts », Fukushima en cinéma. Voix du cinéma japonais, UTCP Booklet, Tokyo University Press, 2015, p. 29.

Élise Domenach

Élise Domenach est maîtresse de conférences, habilitée à diriger des recherches, en études cinématographiques à l’École normale supérieure de Lyon. Elle a récemment dirigé L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma (ENS Éditions, 2021). Elle est également l’autrice de Le paradigme Fukushima au cinéma. Ce que voir veut dire (2011-2013), à paraître chez Mimesis en avril…