
Adolescentes de Sébastien Lifshitz
Au sortir de ce film, ce sont les propos très souvent désabusés des deux adolescentes sur leur monde, le nôtre, qui résonnent encore dans la tête du spectateur. Comment notre société, qui répète à l’envi qu’elle est à l’écoute de ces jeunes, demeure-t-elle aussi sourde à leurs questionnements, leurs colères, leurs désirs, leurs inquiétudes ?
Adolescentes de Sébastien Lifshitz n’est pas un de ces longs métrages documentaires vus sur le grand écran et dont on se dit, une fois qu’on les a vus, que leur place y était usurpée, qu’ils étaient calibrés de toute évidence pour le petit écran. Adolescentes est un film de cinéma, son scénario est visiblement très écrit, son séquençage très serré, et son parti pris artistique l’éloigne plus d’une fois de l’objet documentaire stricto sensu. Au sortir de la projection, outre la qualité du film – qu’on peut ranger dans cette catégorie du cinéma du réel, pas toujours bien défini, mais qui, dans le cas présent, colle parfaitement à cette identité –, ce sont les propos très souvent désabusés des deux adolescentes sur leur monde, le nôtre, qui résonnent encore dans la tête du spectateur. Comment notre société, qui répète à l’envi qu’elle est à l’écoute de ces jeunes, demeure-t-elle aussi sourde à leurs questionnements, leurs colères, leurs désirs, leurs inquiétudes ? Souvenons-nous de l’épisode récent du confinement au printemps dernier. Quand il était question des jeunes, soit ils étaient évoqués sous un angle infantilisant – Regardez comme ils sont allés chercher le confort domestique chez Papa et Maman, ou sa variante, Quand viennent les épreuves, la famille et ses valeurs reprennent le dessus dans leur tête –, soit ils l’étaient sous un angle moralisateur – Voyez comme ils sont inconscients, ils festoient pendant que les hôpitaux débordent, et le décompte des morts continuent.
En suivant deux gamines de Brive-la-Gaillarde entre leur quatorzième et leur dix-huitième année, Adolescentes a le mérite de prendre le point de vue de deux gamines dont la maturité surprend d’emblée le spectateur. L’une est issue d’un milieu social privilégié, fille unique dans un environnement où tout pousse à cette trajectoire sociale certes ascendante mais défavorablement stimulée par une mère envahissante. L’autre est l’aînée d’une fratrie de trois enfants, déjà contrainte d’assumer des responsabilités familiales, la « faute » à une mère en grande souffrance psychologique et à un père en retrait. De quoi parlent-elles ? Derrière la frivolité de conversations sur les loisirs, les amitiés, les garçons, la sexualité…, se cachent en vérité des questions existentielles qui ne cesseront tout au long du film de les dominer et auxquelles aucun adulte – le peuvent-ils ? Mais surtout, le veulent-ils ? – n’essayent jamais de les aider à trouver des clefs de compréhension du monde. Comme si le monde de l’adolescence, réduit à un univers mental en friche, n’aspirait à aucune considération sérieuse ou, lorsqu’il exprime des situations « déviantes », est aspiré dans un monolithisme de perception – soit le diagnostic des fameuses « crises de l’adolescence » ou les non moins fameuses expériences « ados » en matière d’addictions de toutes sortes. Dans tous les cas, la jeunesse est appréhendée comme une forme de maladie de croissance, ses pensées et ses manières d’agir étant supposées aiguillées par ce violent désir d’éviter la modération sage de ses aînés.
Le film de Sébastien Lifshitz conte avec douceur et générosité deux existences toujours chassées par le doute et qui, bien qu’aimées par des parents qui ne savent que faire avec ces enfants qui grandissent vite mais qu’ils aimeraient toujours aliénés à eux, des enfants « mal » aimés finalement, sont totalement seules au bout du compte. La notion de bande de filles, dites solidaires et réceptives qu’à leur nombril, est rendue ici inopérante à l’épreuve de cette solitude sous la caméra du réalisateur. L’école et la famille multiplient les injonctions au travail et au mérite du bachotage comme les clefs d’une vie future réussie. Les parents leur bordent régulièrement à grands traits cette voie qu’elles doivent emprunter si elles ne veulent pas gacher leur vie. Les réseaux sociaux et l’économie capitaliste, avec leur contre-modèle consumériste, leur répètent chaque jour ces qualités enivrantes que les jeunes doivent endosser pour réaliser leurs rêves : dynamisme, sourire, innovation, témérité, audace…
Ne leur reste alors que l’intimité de cette existence rendue en pointillés pour ne pas fléchir, quitte à être dans le conflit permanent avec les proches, comme en témoignent ces scènes violentes saisies au vol dans leur famille. Les parents sont désarçonnés : Comment cet être à qui j’ai donné tout mon amour peut-il me parler comme ça ? Mais ont-elles d’autres choix que ce jusqu’au-boutisme pour être écoutées ? Il faut entendre la fille unique implorer maintes fois sa mère de la laisser penser par elle-même, de pouvoir décider de son avenir pour elle-même. Mais la mère est dans l’incapacité de l’entendre, comme si la demande de sa fille était exagérée, un énième caprice d’enfant. Dans les moments de grande tension, la caméra du réalisateur est toujours discrète. Il n’y a ni voyeurisme, ni exhibitionnisme dans ce film, juste cette pudeur qui ne met pas mal à l’aise son spectateur.
Adolescentes n’est pas un film sociologique, mais un film de cinéma, ce cinéma qui puise dans le réel, sans la grandiloquence artistique de ces films documentaires qui occupent trop souvent les écrans. Il nous raconte une histoire simple, humaine, en résonance avec le monde social actuel : dur, violent et sourd à l’autre. Au sortir de la salle, on se dit que ce monde qui penche dans le réactionnaire et la violence des rapports sociaux permet de comprendre des radicalités juvéniles. L’espérance de la jeunesse n’a pas d’avenir devant elle. Et plutôt que de s’acheter chèrement la bienveillance de ses aînés, qu’elle cesse de se contenir et devienne enfin actrice de sa propre existence sociale.