Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Photo : Marco Lenti, Unsplash
Photo : Marco Lenti, Unsplash
Flux d'actualités

Les élections françaises vues des États-Unis

Jamais les clivages et les enjeux politiques français et américains ne se sont autant ressemblé. Mais rarement l'intérêt que les Américains portent à la France n'a été aussi faible. Pour la première fois depuis des années, une redéfinition des relations franco-américaines semble en cours. Pourtant, cette évolution passionne peu le public.

C'est peu dire que les élections présidentielles françaises ne passionnent pas les Américains ; c'est à peine s'ils savent qu'elles auront lieu. Certes, les grands journaux nationaux comme le New York Times ou le Washington Post publient consciencieusement, de temps à autre, des articles sur la politique française, comme le font aussi certains think-tanks, les centres d'études des grandes universités, voire des revues intellectuelles. Dans la presse en ligne, surtout celle, plus jeune, qui s'aligne sur des courants radicaux– socialistes et autres mouvements de gauche d'un côté, extrême-droite de l'autre – on s'intéresse aux candidats français les plus marqués idéologiquement – Jean-Luc Mélenchon, Éric Zemmour, Marine Le Pen. Mais à une époque où les universités suppriment les départements de français et où la France a depuis longtemps cessé d'occuper une place privilégiée dans la culture générale des Américains, il n'est pas étonnant qu'un scrutin français attire peu leur attention.

Ce manque d'intérêt est d'autant plus frappant qu'une redéfinition majeure des relations franco-américaines semble en cours. On a reproché à Donald Trump de malmener ses alliés occidentaux, mais c'est son successeur, qui avait promis de renouer les liens avec les pays européens, qui a provoqué la plus grave crise dans les relations franco-américaines de ces dernières années. L'épisode des sous-marins australiens de l'automne 2021 démontre, bien plus que les propos béats du Président Biden à l'intention de ses homologues européens, que les alliés occidentaux et la France en particulier sont en train de perdre leur ancienne importance dans la pensée stratégique des dirigeants américains. Après le rappel de l'ambassadeur français à Washington et les protestations d'Emmanuel Macron contre la non-consultation de la France dans l'annulation des contrats des sous-marins, les présidents des deux pays finirent par reconnaitre que « des consultations ouvertes entre alliés sur les questions d'intérêt stratégique pour la France et les partenaires européens auraient permis d'éviter cette situation 1 ». Mais ces mots dissimulent mal les priorités de l'administration américaine. L'ancien ambassadeur français à Washington, Gérard Araud expliqua lors d'un entretien que l'administration Biden n'a « pas de politique européenne … Les Américains basculent vers la Chine. Donc ils ont une politique extérieure : la Chine, la Chine, la Chine 2 ». Si la guerre ukrainienne a recentré cette politique sur l'Europe, ce mouvement risque d'être provisoire et d’engager peu la France. Ainsi, l'échéance présidentielle n'est pas pas perçue par les Américains comme ayant des conséquences majeures pour leurs objectifs internationaux.

Si la demande politique est, dans les deux pays, fort comparable, l'offre politique y est très différente.

Cette déconnexion entre les États-Unis et la France, autant sur le plan culturel que sur celui des relations internationales, arrive à un moment où leurs débats politiques se ressemblent de plus en plus. L'échiquier idéologico-politique américain ressemble à celui de la France, à une différence près : si la demande politique (soit les sensibilités politiques qui s'expriment dans la population) est, dans les deux pays, fort comparable, l'offre politique (soit la structuration des partis et leurs conséquences électorales) y est très différente. En 2017, le premier tour des élections présidentielles en France a révélé un électorat divisé en quatre : la gauche de la gauche (Jean-Luc Mélenchon), une gauche centriste (Emmanuel Macron), une droite classique (François Fillon) et une extrême droite. Si leur répartition n'est pas nécessairement la même qu'en France, ces quatre sensibilités sont clairement présentes dans le paysage politique américain tel qu'il s'esquisse aux alentours de 2016 : une gauche de la gauche (le Sénateur Bernie Sanders, la représentante Alexandria Ocasio-Cortez), une gauche modérée (Hillary Clinton, Joe Biden), une droite classique (le sénateur Mitt Romney) et une droite extrême (Donald Trump).

Dans un pays comme dans l'autre, ces quatre courants trouvent des adhérents passionnés, soutiennent des personnalités politiques, et organisent les débats. Toutefois, la manière dont leurs idées sont canalisées à travers le système politique varie en fonction d'offres politiques qui, de part et d'autre de l'Atlantique, se structurent de façon radicalement différente. En France, Emmanuel Macron a fait exploser le système partisan traditionnel, dévorant la gauche et la droite modérées pour les absorber dans un grand parti du centre. Celui-ci se confronte désormais aux extrêmes, tout comme la droite républicaine estropiée qui peine à tirer son épingle du jeu. Aux États-Unis en revanche, le système bipartisan a survécu aux évolutions idéologiques. La droite extrême incarnée par Donald Trump a conquis le Parti républicain, avec la droite classique réduite à la portion congrue. Les candidatures de Bernie Sanders en 2016 et 2020 représentaient, en quelque sorte, une tentative ratée de la part de la « gauche de la gauche » de saisir les rênes du Parti démocrate. Hillary Clinton comme Joe Biden témoignent du fait que la gauche modérée maintient son hégémonie sur le parti – même si le président actuel semble plus enclin à ménager son aile gauche que Clinton.

Une conséquence historiquement inattendue de cette situation est que la gauche se porte mieux aux États-Unis qu'en France : une part de l'ancien électorat du Parti socialiste semble accepter des mesures comme la suppression de l'ISF et le report de l'âge de la retraite, en échange du centrisme et du positionnement pro-Européen d'Emmanuel Macron. Biden, qui contrairement à Macron doit accommoder une gauche restée dans le giron de son parti, a au moins tenté des réformes sociales (congés payés parentaux), tout en mettant en avant son progressisme (nomination de personnalités issues de minorités raciales à des postes importants). En même temps, le clivage gauche-droite classique demeure un obstacle majeur à la réalisation du programme de Biden, alors que l'opposition à Macron est maintenant orthogonale à l'affrontement partisan traditionnel.

Au niveau du contenu du débat politique, on constate de grandes similarités entre les deux pays. La politique prend de plus les allures d'une guerre culturelle, entre une gauche progressiste aux accents moralisateurs sur les questions de justice sociale et une droite identitaire disposée au complotisme. Cette guerre culturelle s'incruste même dans des dossiers qu'on croirait plus techniques, comme la gestion de la pandémie. La question de l'immigration demeure, dans les deux sociétés, le principal enjeu politique du moment. Beaucoup regrettent que ce ne soit pas la transition écologique, qui peine à s'imposer comme une priorité dans le fracas ambiant. C’est donc à un moment où une ressemblance familiale dans la culture politique de ces deux « républiques sœurs » devient de plus en plus apparente, qu'elles se désintéressent l'une de l'autre.                                                                                     

 

  • 1. « Entretien téléphonique du Président de la République avec M. Joe BIDEN, Président des Etats-Unis d'Amérique », Elysée.fr, le 22 septembre 2021.
  • 2. « 'You Don't Do That to an Ally': Longtime French Ambassador to U.S. Scorches Biden », entretien avec Gérard Araud, The New Republic, version en ligne, le 21 septembre, 2021.

Michael C. Behrent

Historien américain, spécialisé en histoire de l’Europe contemporaine et notamment en philosophie politique française.