
Boris Mikhaïlov, la liberté à l’œuvre
Le photographe Boris Mikhaïlov, dont l’exposition Journal ukrainien peut être vue à la Maison européenne de la photographie jusqu’au 15 janvier 2023 et à la Bourse du Commerce (Pinault Collection) jusqu’au 16 janvier 2023, est l’un des chroniqueurs majeurs de la chute du communisme soviétique.
« 1941. J’avais trois ans et je me rappelle encore des bombardements, des sirènes hurlantes et des projecteurs dans le ciel, splendide et bleu marine. Bleu, bleu, bleu ciel. » Voilà ce que Boris Mikhaïlov a écrit dans le catalogue de l’exposition que lui consacre la Maison européenne de la photographie (MEP) à Paris (jusqu’à la mi-janvier), en exergue de la présentation de la série photographique crépusculaire – comme l’indique son titre At Dusk – qu’il a réalisée en 1993 à Kharkiv1. En 1941, le père de Mikhaïlov, né à Sloviansk, rejoint l’armée pour combattre l’occupant. Sa mère, juive, née dans un shtetl, fuit avec son fils, vers Kirov, en Russie. Ils partent dans l’un des derniers trains qui quittent Kharkiv (alors Kharkov) et voyagent dans un wagon de marchandises. Ils reviendront en 1943…
Cinquante ans plus tard, avec un appareil panoramique Horizon de fabrication russe, il saisit l’effondrement qui suit la fin de l’Union soviétique. Il capte l’écroulement d’un monde dont les maîtres avaient prétendu construire l’avenir radieux… Son objectif fixe un univers de ruine, de misère, d’humiliation : celui des exclus du changement, de ceux qui ne sont ni du côté des puissants ni du côté des riches. Le bleu cobalt avec lequel il colore à la main ses clichés en noir et blanc, précise-t-il, « incarne pour [lui] la couleur du blocus, de la famine, de la guerre ». Ainsi dit-il la violence de la transition qui s’est opérée, et dont on sait aujourd’hui qu’elle a été voulue et préparée par une partie des « organes de forces » de l’URSS, principalement russes, qui ont décidé de chevaucher le capitalisme le plus sauvage pour perpétuer leur domination.
Aujourd’hui, presque trente ans après, nous regardons cette série avec, à l’esprit, les images des bombardements infligés par l’armée russe aux villes ukrainiennes. Kharkiv, la grande cité industrielle russophone qui n’avait pas emboîté le pas des « rebelles » du Donbass, téléguidés par Moscou, en 2014, n’a pas été épargnée, tant s’en faut. Et l’on comprend l’infinie tristesse de Boris Mikhaïlov et la compassion dont il témoigne, en ouverture du même catalogue.
Une bande de potes
L’œuvre de Mikhaïlov est considérable et il est assurément l’un des grands photographes contemporains, l’un des chroniqueurs majeurs du basculement du monde qu’a représenté la chute du communisme soviétique. Il le fait à partir de l’Ukraine, un peu (mais les différences sont notoires) comme Nan Golding et quelques autres ont photographié l’Amérique contemporaine, ou comme Dorothea Lange a rendu compte de celle des années 1920 et 1930. Son travail et sa vie sont totalement habités par ce moment historique monumental et par son inscription dans les existences de ses compatriotes soviétiques et ukrainiens. On doit dire aussi inscription dans les corps, car les corps et la chair tiennent une grande place dans son travail. Rien d’évanescent dans sa manière de photographier. Son regard ne tombe pas du ciel des idées, il est à fleur de peau.
Cette acuité, il la partage avec les photographes dits de « l’école de Kharkiv » dont il est devenu le chef de file tant son imaginaire, sa créativité et sa réinvention permanente sont impressionnants. Le mot « école » est trompeur, car il ne renvoie à aucune institution, à aucune « académie », mais à une bande de « potes » qui partageaient leurs photos dissidentes dans les « expositions de cuisine » (privées et clandestines). Leur seule exposition publique, en 1983, a duré un jour, avant d’être fermée par les autorités. Mais cela n’a pas dissous la bande, qui s’est déployée sur plusieurs générations jusqu’à aujourd’hui2.

En 1966, il commence à s’intéresser à la photographie, à travers le Photo Club de Kharkiv, fondé un an plus tôt. Comme il s’ennuie dans l’usine de composants électroniques pour les engins spatiaux où il est employé comme ingénieur, il propose à la direction de réaliser un court métrage documentaire… On lui confie une caméra et un appareil photo, qu’il ne laisse pas chômer sur une étagère, puisant ses premières inspirations dans des magazines allemands et tchèques. De fait, on trouve des traits communs entre son travail et celui des artistes « marginaux » de République démocratique allemande (RDA) et de Tchécoslovaquie. Le KGB, qui surveille cet individu qui filme dans une entreprise « sensible », découvre les photos de nus qu’il a réalisées ! Accusé de pornographie, il est licencié… Ce qui relève de l’humour noir, quand on songe à l’usage du kompromat (photo ou vidéo à caractère sexuel) que pratiquent volontiers les « organes » pour faire chanter leurs victimes afin de les obliger à collaborer. Loin d’être découragé, Mikhaïlov décide qu’il fera de la photographie l’essentiel de son activité !
La nudité subversive
La nudité tient une place cruciale dans son travail, notamment lorsqu’il photographie les Bomji3, les sans domicile fixe que la marchandisation à outrance de la société a produits et envers lesquels il éprouve une grande empathie (série Case History, 1997-1998). Si elle est crue, la nudité chez lui est loin, très loin d’être pornographique. Dans le monde soviétique, où l’on s’expose volontiers en petite tenue pour prendre le soleil, que l’on soit gros ou mince, y compris en ville, sans se soucier de grâce ou de laideur, où l’on va aux bains sans fausse pudeur, il y a une forme de naturalité des corps. Mais en même temps, le régime a hautement conscience de la puissance subversive de la sexualité, et il manifeste à cet égard une forme de pruderie hautement politique voire, comme signalé plus haut, policière.

La vision du corps que promeut le pouvoir communiste est celle du vainqueur « réal-socialiste », dominant la nature, chevauchant les tracteurs ou les chars, forgeant l’acier, domptant l’électricité et, last but not least, écrasant le fascisme… Tant et si bien que pour les photographes « non conformistes » le travail sur la nudité est la première et la plus fondamentale des transgressions, l’affirmation même d’une quête de liberté.
Dans ce contexte, les corps et la chair sont fondamentalement subversifs, y compris dans la manifestation de leur fragilité, de leur déchéance, car ils démontrent alors que la promesse grandiose, au nom de laquelle le pouvoir entend soumettre toute dissidence, n’est pas tenue. Le bonheur de la société « sans classe » est démenti par les corps rompus par le soviétisme… Boris Mikhaïlov lui-même n’hésite pas à payer de sa personne, en particulier dans sa provocante série burlesque de 1992, I am not I, où il se photographie nu. Affublé d’une perruque bouclée, avec quelques accessoires (épée, poche à lavement, phallus en plastique…), il prend des poses « mâles » ou héroïques que dément et ridiculise son corps vieillissant.
La liberté
Mais, au-delà de cette série iconique, sa photographie est d’abord très humaine et profondément sociale. Elle atteste ce que les idéologues et les utopistes n’ont pas vu ou voulu voir. Elle démonte tous les dispositifs Potemkine du soviétisme et du post-soviétisme. Mais le photographe ne s’enferme pas dans la dénonciation. Il est à la fois beaucoup plus ironique et beaucoup plus poétique, comme en témoignent ses séries Red (1968-1975) et Luriki (Colored soviet portraits) (1971-1985). La première traite de l’omniprésence du rouge dans la société communiste, jusque sur la peau d’un visage couvert d’acné, photographié en plan très serré. La seconde consiste à retoucher avec des couleurs kitsch, souvent fluo, des portraits de familles et des images typiquement soviétiques. Démarche parodique que cet « enjolivement » du social et du politique, que le photographe pousse très loin et qu’il poursuit dans une autre série intitulée Sots Art (1975-1985), où il passe les canons de la photographie officielle à la moulinette du Pop Art, pour dissimuler – à peine – une intention « antisoviétique » qui, si elle avait été directe, aurait pu encore valoir, dans les années 1975 à 1995, de sérieux ennuis à l’auteur.

Mais la dissidence de Mikhaïlov vise le médium photographique lui-même – l’idéal de la belle ou de la parfaite image – de plusieurs manières. Le caractère raté, accidentel, participe de l’écart que l’artiste veut créer pour desserrer l’étau idéologique, productiviste, héroïque, prétendument perfectionniste, dans lequel le regard est pris. À la nudité de la chair répond la crudité du réel, une crudité qui dévoile une étonnante force poétique, dès lors que le spectateur consent à se laisser déplacer, à regarder avec ou à travers le prisme de – empruntons l’expression à Kundera – « l’insoutenable légèreté de l’être ». À l’idéal et l’utopie du prétendu « réalisme socialiste », le photographe oppose l’imperfection de l’image, qui renvoie à l’état objectif d’une société malmenée, embrigadée, asservie… Pour accroître le décalage, il se met à ajouter à cette image ni des légendes ni des commentaires, mais du texte qui constitue un ajout poétique, de l’ordre de l’aphorisme, de la réminiscence… Ce sont les séries Viscidity (1982) et Unfinissed Dissertation (1984)4.
Autre accident, celui de la superposition des négatifs. Ce fut d’ailleurs une expérience fondatrice, lorsqu’au tout début de sa pratique, Mikhaïlov découvrit, par hasard, « en jetant par mégarde un tas de diapositives sur un lit » que le collage de deux d’entre elles produisait une image qui le fascinait. La série qu’il en a tirée, Yesterday’s Sandwich (fin des années 1960 - fin des années 1970), est magnifique. Rien ne dit mieux, au fond, la liberté dont le photographe s’empare, la liberté par laquelle il se laisse saisir, la liberté comme une possibilité fondamentale et passionnante de l’être humain.

De multiples manières, c’est cette liberté qui est à l’œuvre, cette liberté qui conteste anthropologiquement les idéologies et les pouvoirs. Mikhaïlov en est le spectateur engagé et, à sa mesure modeste d’artiste, l’un des artificiers. Elle traverse tout son travail, et celui-ci, lorsque nous le regardons, nous fait comprendre aussi ce qui anime l’Ukraine contemporain, depuis sa marche vers l’indépendance jusqu’à sa résistance actuelle à l’agression poutinienne. Cette liberté pour laquelle les Ukrainiens combattent pour la préserver n’est pas seulement la leur : c’est aussi la nôtre. C’est pourquoi il faut absolument aller découvrir, si on ne le connaît pas, le travail de Boris Mikhaïlov.
- 1. Cette série est visible à la Bourse du Commerce, Pinault Collection.
- 2. L’école de Kharkiv est représentée à Paris par la Galerie nomade Alexandra de Viveiros, et Boris Mikhaïlov par la Galerie Suzanne Tarasiève.
- 3. Le catalogue garde la transcription anglo-saxonne : bomzhes.
- 4. Le catalogue, dans une partie annexe, propose les traductions des textes des images reproduites de ces deux séries.