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Crédits photo : Canva
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Un désir de protection

Éditorial

par

Esprit

La mobilisation contre la réforme des retraites en France aura coïncidé avec le premier anniversaire de l’invasion de l’Ukraine. La différence de traitement politique de ces deux actualités interroge, et la séparation entre les sujets de politique intérieure soumis au débat public, et ceux de politique extérieure qui ne le sont pas, paraît plus artificielle que jamais.

La fin de l’hiver 2023 aura été marquée en France par une double actualité : une mobilisation sociale d’ampleur autour du projet de réforme des retraites et le premier anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les deux importent aux Français : en témoignent, pour les retraites, la taille des cortèges qui ont manifesté dans la rue et, pour la guerre en Ukraine, l’intérêt constant des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs pour les informations et éclairages sur le conflit. Les deux font l’objet d’une actualité législative : la discussion du projet de loi sur les retraites est en cours au Parlement, tandis que la loi de programmation militaire 2024-2030, qui porte la marque de la guerre en Ukraine, devrait être adoptée d’ici l’été.

Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la différence de traitement politique de ces deux actualités. L’ambiance chahutée qui régnait dans l’Hémicycle aux premiers jours de la discussion du projet de loi sur les retraites contrastait avec celle des cortèges, déterminée mais calme. La guerre, en revanche, paraît intéresser toujours aussi peu nos parlementaires qui, en un an, n’en ont débattu qu’une seule fois, à l’automne dernier. Alors que l’on sait les clivages qui traversent le champ politique autour de la réforme des retraites, le plus grand flou règne sur les positions des uns et des autres quant au conflit qui se déroule à nos portes. Il est certain que l’usage du « domaine réservé », qui a consacré la prééminence du président de la République sur les questions de politique étrangère et de défense, joue ici à plein. Il faudrait interroger cette situation française, où il paraît acquis que la politique étrangère n’a pas à être débattue – ou si peu – par la représentation nationale. L’une de ses conséquences, et non des moindres, est d’induire un sentiment de déconnexion entre des sujets dits de politique intérieure et ceux de politique extérieure. Or cette ligne de partage entre les affaires intérieures et extérieures est toujours plus artificielle. C’est évident depuis un an sur les questions énergétiques, le pouvoir d’achat et, plus largement, les droits sociaux.

Le contexte international requiert une réflexion globale sur les choix d’investissements.

Comme souvent en matière de choix politiques, la question des moyens importe. Dans un contexte de finances publiques dégradées, plus encore depuis la pandémie, les arbitrages concernant les dépenses et les investissements sont cruciaux. La loi de programmation militaire témoigne d’une nouvelle ambition budgétaire, et il faut s’en réjouir. Par contraste, la justification du projet de réforme des retraites par l’urgence financière, pour « sauver le système », alors même que l’équilibre de ce dernier, s’il n’est pas encore assuré, n’est pas en danger à court terme, interroge. Elle autorise à penser que cette réforme poursuit d’abord un objectif de réduction des dépenses publiques – objectif légitime, mais qui mérite d’être débattu pour lui-même, à travers la discussion des priorités et des efforts à consentir en face. Les Français préféreraient certainement entendre que le contexte international requiert une réflexion globale sur les choix d’investissements, plutôt que de se voir imposer sans débat une réforme de la protection sociale sur des motifs peu convaincants.

L’autre raison pour laquelle il est problématique de séparer ces enjeux est la scission induite au cœur de ce qui a historiquement constitué le moteur de la démocratie : un désir de protection personnelle et collective, à la fois contre les aléas de la vie et l’arbitraire du pouvoir. Comme l’explique le philosophe Zygmunt Bauman, les droits personnels, politiques et sociaux – c’est-à-dire la liberté à l’égard de l’État, dans l’État et à travers l’État – se sont construits ensemble, au point qu’« aucun salut n’est susceptible de venir d’un État politique qui n’est pas, et refuse d’être, un État social1 ». Si cette formule sonne si juste près de vingt ans plus tard, c’est que le monde offre désormais un inquiétant spectacle : des régimes autoritaires, Chine et Russie en tête, qui se sont imposés en promettant à leur population la sécurité économique tout en les privant de droits politiques, et des démocraties fatiguées, où le sentiment d’insécurité économique et sociale de pans croissants de la société a produit de la crispation identitaire et de la désaffiliation politique.

La difficulté des États-nations à équilibrer les comptes dans une économie mondialisée est réelle. Et il est certain que la protection sociale ne peut plus être aujourd’hui celle qu’elle a été au siècle dernier. L’État-nation ne sera peut-être plus, à terme, le bon cadre pour la penser. Mais la possibilité de l’engagement politique continuera de reposer sur un sens de la justice et une vision ambitieuse de l’assurance collective, seuls à même de fonder la confiance en l’avenir et le désir de défendre la démocratie. Un an de guerre en Ukraine nous rappelle que nous avons plus que jamais besoin que les sociétés démocratiques croient en leurs institutions. Ne leur demandons pas de choisir entre les droits politiques et les droits sociaux.

Esprit

  • 1. Entretien avec Zygmunt Bauman, « Les usages de la peur dans la mondialisation », Esprit, juillet 2005, p. 80.

Esprit

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