
Castorf exalte le Bajazet de Racine avec Artaud !
Bajazet n’est plus simplement une turquerie somptueuse et tragique que l’on pourrait regarder avec distanciation, mais une grenade dégoupillée qui libère les puissances de l’être contre tous les ordres établis.
La mise en scène de Bajazet par Frank Castorf devait être l’un des points forts du Festival d’automne de Paris. Présentée à la MC93 de Bobigny, elle a tenu ses promesses : le metteur en scène allemand divise toujours autant par sa radicalité, sa quête d’un théâtre de l’intranquillité, du dérangement, de l’électrochoc. Son nouvel opus ne met pas une goutte d’eau dans l’alcool fort qu’il aime servir aux spectateurs. Ceux qui sont familiers des nourritures culturelles aussi épicées que roboratives (près de quatre heures au total !) ne sont pas déçus. Mais une partie du public s’avoue vaincue à l’entracte et bat en retraite… À tort, cependant, parce que la suite conforte ceux qui sont restés en se disant que la fin offrirait peut-être une éclaircie. De fait, sans être vraiment plus calme et plus rassurante, elle éclaire la profondeur des sentiments, des attentes, des passions qui emportent les personnages pris au piège d’un pouvoir pervers qui a en quelque sorte programmé de loin la catastrophe, au nom de ses intérêts supérieurs. Du chaos construit par le metteur en scène émerge une vertigineuse humanité – vertigineuse parce que tragique.
Fallait-il toute cette violence, cette crudité, cette cruauté, tout cet excès ?, se demandera-t-on. Oui, parce que dans cette « société de l’aspirine » – comme la caractérise Castorf –, dans cette société qui multiplie les tranquillisants réels ou symboliques, qui organise le divertissement comme l’on pratique le gavage des oies, il ne faut parfois pas moins que tout cela pour faire entendre les voix humaines, pour qu’elles percent les murs capitonnés du consumérisme et de l’entertainment… Oui, parce que sinon, la violence, la crudité, la cruauté et l’excès qui habitent déjà cette société finissent par transpirer de toutes parts, de manière beaucoup moins poétique – en entendant le mot dans son sens de puissance créatrice – et radicalement plus assassine. Nous ne cessons d’en avoir les images sous les yeux, sous de multiples formes, depuis toutes les variantes de la haine de l’autre jusqu’au féminicide, du trafic de drogue au terrorisme, des ultras en tout genre aux violences policières… en passant par le nombre sidérant des détenus souffrants d’un trouble psychiatrique, pas moins de huit sur dix !
Mais de quoi est-il question sur scène ? D’une pièce de Racine pas banale, peu jouée, qui raconte qu’à Constantinople, le sultan Amurat, parti assiéger Babylone, a confié le pouvoir à une courtisane qu’il a élevée au sommet. À Roxane (Jeanne Balibar) de le débarrasser de Bajazet (Jean-Damien Barbin), son frère, un potentiel rival. Mais elle aime celui qu’elle doit faire mourir. Tandis que lui aime sa confidente et servante, Atalide (Claire Sermonne), qui l’aime tout autant. Ce classique trio racinien se trouve renforcé par la présence du vizir Acomat (Mounir Margoum), qui voudrait profiter de la situation pour se débarrasser du Sultan en portant Bajazet au pouvoir. Au passage, il ne dédaignerait pas d’épouser Atalide en supplantant Bajazet dans son cœur. Cet « Iznogoud » aussi ridicule que pernicieux a pour conseiller de l’ombre Osmin (Adama Diop), qui regarde cette partie de dés pipés d’un air distant, et néanmoins calculateur.
Le dispositif de la tragédie est implacable : Atalide doit renoncer à son amour pour sauver son amant. Roxane doit choisir entre sa propre vie et sa passion : si elle sauve Bajazet, Amurat la tuera… Seule une âme de vipère tirera son épingle du jeu ! Bref, l’amour, la poussée même de la vie la plus intense, sa part la plus sacrée, la plus magnifique, est pris au piège de la mort – pire : il y concourt ! « Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie/ Roxane, ou le Sultan ne te l’ont point ravie./ […]/ Ah, n’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ? », se lamente Atalide avant de mettre fin à ses jours.

Jeanne Balibar dans Bajazet, mise en scène de Frank Castorf, répétition © Mathilda Olmi
Politique et sentiments s’interpénètrent donc dans des entrelacs indénouables. Il y a déjà de quoi donner le vertige et, en la matière, Racine est un maître. Mais Castorf ne s’arrête pas là : il convoque Artaud et sa fureur théâtrale. À bon droit puisque, pour ce dernier, « ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont des possibilités d’expansion hors des mots, de développement dans l’espace, d’action dissociatrice et vibratoire sur la sensibilité » (Le Théâtre et son double, 1938). En entretissant les textes vitupérant d’Artaud et les alexandrins de Racine, le metteur en scène allemand donne à ces derniers une puissance explosive. Il fait des comédiens les artificiers de cette déflagration : accompagnés par une bande sonore tempétueuse, tous multiplient les registres, du pathétique au grotesque, du prosaïque au délire.
Passé au filtre de la grande tradition de l’expressionnisme allemand, façon Otto Dix et George Grosz, mâtiné d’un orientalisme dont les codes sont infiltrés d’islamisme contemporain, mais aussi de postmodernité luxuriante, Bajazet n’est plus simplement une turquerie somptueuse et tragique que l’on pourrait regarder avec distanciation, mais une grenade dégoupillée qui libère les puissances de l’être contre tous les ordres établis. Et pour accommoder la « soupe » tonitruante que mitonnent Castorf et ses acolytes, au propre comme au figuré, l’humour n’est pas le moindre des ingrédients.
Sous l’effigie monumentale du souverain absent et indéboulonnable – malgré tous les rêves de révolution de palais ou de chapelle de son trépignant vizir –, sous le regard électrique du portrait d’un maître qui tient tout le monde sous sa domination et décide seul et arbitrairement du sort de chacun, la vie se débat furieusement. Elle se bat à nu – littéralement, en la personne de Roxane, rôle dans lequel Jeanne Balibar se livre totalement, accomplissant une performance théâtrale exceptionnelle – contre la mort. Son échec est le témoignage absolu de sa palpitation essentielle qui vaut la peine d’être vécue jusqu’à l’ultime instant – même si ce dernier devait être perdu. « Mort, où est ta victoire ? » : tel pourrait bien être le cri de ralliement que lance secrètement Castorf dans ce tumulte. En effet, le théâtre, par sa permanence, par son jeu, devient le moyen par lequel la vie, la création, défie toujours sur scène ce qui ne cesse de la défaire !
On retrouve dans son Bajazet la pulsion créatrice et révoltée que l’on avait découverte cet été lors des rencontres photographiques d’Arles avec Corps impatients, l’exposition consacrée à la jeune photographie est-allemande de 1976 à 1989. Castorf en est exactement le contemporain, puisqu’il termine ses études théâtrales à Berlin-Est et commence sa carrière de metteur en scène en 1976, puis y fonde sa propre troupe en 1981, s’exposant immédiatement aux foudres de la censure d’un pouvoir qui prétend lui aussi régner sur les âmes et les corps de ses sujets (sa mise en scène des Tambours dans la nuit de Brecht en 1984 sera suspendue sur ordre du Parti communiste). Le rapprochement vient d’autant plus à l’esprit que le metteur en scène allemand use magistralement de la vidéo et donc de ce qu’elle offre en matière de cadrage, de zoom… Il fait filmer ses acteurs au plus près, au grand-angle souvent.
Les visages, les corps, la chair accusent la peine, la souffrance. Ici, la jeunesse des icônes des magazines sur papier glacé n’est pas de mise : l’œil de la caméra (Andreas Deinert) saisit la fatigue, l’âge, les rides, les plis, les défauts… La silhouette magnifique de Roxane/Balibar ne se donne que froissée, épuisée, marquée par la brutalité des sentiments et l’horreur des situations. La violence du verbe et la cruauté des mots trouvent là leur incarnation qui donne la mesure charnelle de l’insupportable oppression… Castorf et sa bande prennent au mot le rêve d’Antonin Artaud : « La vie est de brûler des questions. Je ne conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie. […] Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène là où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité. » Bajazet emprisonné, mourant, c’est Artaud sous les électrochocs, figure délibérément christique, mais d’un Christ à jamais dépouillé des habits de la bienséance religieuse – celle du Nazaréen proclamant qu’il est venu jeter un feu sur la Terre et non pas apporter la paix, en tout cas ni celle des cimetières ni celle des clubs de vacances. Des gens comme ça, des Racine et des Artaud, des Castorf et des Balibar, bien sûr sont épuisants par l’intensité de leur engagement, mais, bon sang ! qu’est-ce qu’ils sont nécessaires pour réactiver la question urgente du sens de la vie dans un monde qui s’étrangle de peur et de surconsommation.
Tournée : les 17 et 18 janvier, Teatros del Canal, à Madrid (Espagne) ; les 12 et 13 février 2020, La Comédie de Valence (France) ; les 19 et 21 février 2020, Bonlieu, scène nationale, Annecy (France) ; les 27 et 28 février 2020, ERT Fondazione - Teatro Stabile Pubblico Regionale, Modène (Italie) ; les 12 et 13 juin 2020, Teatro Municipal do Porto, Porto (Portugal) ; les 19 et 20 juin 2020, Teatro Nacional Donna Maria II, Lisbonne (Portugal).