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« Dans la mythologie, Œdipe incarne une histoire d’inceste vécue en toute inconscience des liens de parenté. Antigone, fille de cet inceste, supporte aussi le poids social du tabou transgressé. » Œdipe et Antigone, tableau de Charles Jalabert, huile sur t
« Dans la mythologie, Œdipe incarne une histoire d'inceste vécue en toute inconscience des liens de parenté. Antigone, fille de cet inceste, supporte aussi le poids social du tabou transgressé. » Œdipe et Antigone, tableau de Charles Jalabert, huile sur t
Flux d'actualités

La (très) grande famille

janvier 2021

La parution de La Familia Grande de Camille Kouchner a rouvert le débat sur l’inceste dans nos sociétés. Dans ce contexte, s'ériger en défenseur de la présomption d’innocence, de la sérénité des débats judiciaires ou critiquer les réseaux sociaux, masque mal un désir de nier la dimension systémique de l’abus sexuel intrafamilial.

La prise de position d’Alain Finkielkraut sur l’affaire Duhamel sur LCI le 11 janvier a suscité autant de réprobations et de critiques que l’éviction qui lui a fait suite. Il est vrai que l’émission de LCI s’appelait « Finkielkraut en liberté » - ça dit tout1 - et que la chaine avait justement embauché l’académicien pour sa faculté à produire des discours iconoclastes, visant à défendre une conception très personnelle de la civilisation ou des Lumières, immortel larvatus prodeo d’une forme de nostalgie réactionnaire et patriarcale (il dirait « galante »), portant sur l’école, la culture ou les rapports de genres, dont il a fait son pré carré.    

Face au livre de Camille Kouchner, face au débat sur l’inceste que ce livre a rouvert - déjà initié par Christine Angot dans le champ littéraire -, face à la question du consentement adolescent qui a fait l’objet du livre éponyme de Vanessa Springora, le commentaire du philosophe a consisté à élaborer une ligne de défense pour Olivier Duhamel, en questionnant à la fois le consentement et l’âge de la victime. Un propos qui s’inscrit dans la continuité de positions qu’il tient depuis longtemps déjà, à propos d’un DSK ou d’un Polanski. Dans ce cas précis, l’auteur de La sagesse de l’amour (Gallimard, 1984) reprend exactement les arguments rapportés dans le livre de Camille Kouchner et servis aux victimes en guise d’excuse ou de justification : l’âge de Victor2 au moment des faits (« tu devais déjà avoir plus de 15 ans ») et le caractère consenti de la relation (« une histoire d’amour  »). Ces interrogations, sur la place publique et non dans une enceinte de justice en défense d’un accusé, résonnent une fois encore comme une manière de dénier la parole des victimes, leur droit de cité.

Car ce « oui, mais » est au service d’une autre logique. Le souhait, apparemment raisonnable, de ramener la question au particulier, au cadre strictement judiciaire, à sa singularité comme le ferait un juge, fonctionne en réalité comme une dénégation de la dimension plus universelle du livre, une remise en cause de la dénonciation d’un patriarcat qui s’exerce à l’encontre des femmes - mais aussi des enfants - et une stratégie pour relativiser, nuancer et au final éteindre les feux d’un débat qui dépasse largement l’histoire d’Olivier Duhamel et de ses beaux-enfants. Là où se déploie, enfin, une discussion publique à propos de ce qui est essentiellement caché ou tabou, on prétend voir une chasse à l’homme ; là où de nombreuses victimes sortent enfin du silence, on demande que soient nuancés les termes de l’abus ; là où s’affirme le courage de la vérité, on voit l’esprit de vengeance ; là où ceux qui ont pâti de l’inceste parlent et se parlent, on entend un hallali. 

La question de l’inceste dans les familles, n’est pas celle de quelques structures psychiques perverses, mais bien une question de société et de civilisation.

Certains s’inquiètent, avec Alain Finkielkraut, de voir la justice s’exercer en dehors des prétoires. Il se trouve qu’avec la prescription, il est vraisemblable que la justice ne s’exercera pas tout court. Et c’est lui qui soudain se fait l’avocat de quelqu’un qui n’est pas même mis en examen à ce jour (même si une plainte a été déposée par la victime), souhaite qu’on rentre dans le détail du dossier, opère des distinctions (« D'abord, on parle d'un adolescent… Ce n'est pas la même chose ! ») comme on le ferait devant un juge. Vouloir défendre la présomption d’innocence, la sérénité des débats judiciaires, critiquer les réseaux sociaux, tout cela masque mal le désir de nier au fond la dimension systémique de l’abus sexuel intrafamilial et le caractère emblématique qu’a pris l’affaire en libérant la parole. Se faire l’avocat du constitutionnaliste, dont le rapport à loi interroge, vide justement de son sens la dimension civilisationnelle qui se joue ici et trouve un écho avec le hashtag « #MeeTooIncest ». Comme la question de la pédophile dans l’Église n’était pas, on l’a vu, celle de quelques prêtres déviants, la question de l’inceste dans les familles, n’est pas non plus celle de quelques structures psychiques perverses3, mais bien une question de société et de civilisation, car elle touche à la place des enfants face aux adultes, à l’ordre ou au désordre familial et à la question centrale de la domination, qui a ici pour nom l’emprise. La question devrait d’ailleurs être abordée sous cet angle-là, plus que par la seule justice pénale qui imagine pour seule réponse d’alourdir les peines, de prolonger les délais de prescription, ou de remonter l’âge du consentement, sans complètement mesurer les enjeux spécifiques, psycho-sociaux et éthiques, de ce que pourrait être une véritable justice de l’intime, défendue par Antoine Garapon dans Esprit4 ou par l’avocate Frédérique Giffard5. Une justice réparatrice qui prendrait en compte au premier chef le besoin de reconnaissance de ceux qui ont été confrontés à l’abus de la part d’un adulte responsable d’eux, qui n’est pas forcément d’envoyer l’abuseur en prison pour vingt ans.

Le livre de Camille Kouchner, La Familia Grande, nous saisit justement car ce n’est pas le livre d’une victime directe de l’inceste. L’autrice a eu à se débrouiller avec son enfance, son statut de témoin involontaire de ce qu’elle ne comprenait pas, sa culpabilité, ses conflits de loyauté, sa souffrance, aux côtés de son frère jumeau. Cette dimension donne toute sa spécificité à son texte. Et renforce son pouvoir d’identification. Cette Grande Famille qui s’est tue, c’est nous tous, nous tous qui savons, devinons, pressentons ce qui se passe et le taisons, car cela nous enferme justement dans l’indicible, la douleur des victimes elles-mêmes, mais aussi l’entourage proche, les frères et les sœurs, les mères et le cercle des amis, considérablement élargi dans l’affaire qui nous occupe. La force du livre est de produire un roman familial dans sa complexité, son intimité, de ne pas procéder à un règlement de compte (Olivier Duhamel est d’abord dépeint comme un formidable beau-père), mais d’essayer de comprendre le prix et le poids du silence qui s’installe sur trente ans et trois générations. C’est ce qui lui donne son caractère universel et le distingue d'un réquisitoire. C’est ce qu’il faudrait retenir de ce qu’on appelle l’affaire Duhamel, qui est d’abord l’histoire de Camille et Victor.

Est-ce bien au final l'académicien qui a été « bâilloné »? Celui qui, publié, interviewé, habitué des plateaux de télévision, tient le haut du pavé médiatique tout en s’en plaignant, héraut d’une idéologie toute déploratoire où l’adulte face à l’enfant, le sachant face l’ignorant, le citoyen face au migrant doivent retrouver leurs places « naturelles » ? Ce sont plutôt ceux qui ont été véritablement effacés, « cancelisés » même, par la transgression subie, qui ont souffert, dans leurs corps et dans leurs âmes du silence qu’ils ne pouvaient briser et que personne ne brisait pour eux. Silence dont on a aujourd’hui peut-être une petite chance de sortir grâce au livre empathique, sensible et cathartique de Camille Kouchner, grâce naguère au prodigieux Festen de Thomas Vitemberg. Car la réponse à l’emprise, à l’abus, à l’inceste et au silence familial et social qui les entoure, ne sera pas que juridique, elle sera aussi littéraire, artistique, sociale, et politique.

  • 1. Et c’est très loin d’un « Répliques » qui dit la place de l’autre dans l’interlocution.
  • 2. C’est le nom du frère, victime résiliente et donc peut-être victorieuse de l’abus, dans le livre de Camille Kouchner.
  • 3. Lacan parlait de la « père-version », c’est à dire de la fonction paternelle comme toute-puissance sur l'autre, réduit à la disponibilité d’un objet.
  • 4. Antoine Garapon, "Enjeux d'une justice de l'intime", Esprit, janvier-février 2021.
  • 5. https://www.liberation.fr/debats/2021/01/21/violences-sexuelles-sortir-du-carcan-penal_1818159

Jean-Maxence Granier

Agrégé de lettres, linguiste et sémioticien de formation, il a fondé le cabinet d'études et de conseil Think-Out spécialisé dans l'analyse des médias et des marques. Il s'intéresse à des questions comme la laïcité,  le numérique, les  psychotropes, la démocratie participative ou encore l'anthropocène. Il préside l'association Autosupport des usagers de drogues. …