
Les Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh
Au-delà de ses qualités formelles, tenant autant au jeu d’acteur qu’à la photographie, le film vaut pour ce paradoxe : les histoires les plus simples sont parfois les plus profondes.
Sur Inisherin, une île isolée au large de l’Irlande, Pádraic, son ami Colm, sa sœur Siobhán et le jeune Dominic mènent une vie simple que le spectateur imagine apaisée et heureuse. Il l’imagine, car il ne lui est pas donné l’occasion de la contempler. Le film s’ouvre en effet sur une scène de séparation. Colm décline le rituel quotidien consistant pour les deux compères à se rendre au pub de l’île pour y boire des pintes de bière. Ce refus représente un bouleversement sans précédent dans la vie de Pádraic, qui comprend d’autant moins la situation que Colm ne lui reproche rien, si ce n’est d’être lui-même. Semblant s’être délesté de tout surmoi, Colm révèle à Pádraic que leurs discussions répétitives ne lui apportent rien. Il exige alors que Pádraic cesse de lui adresser la parole et le menace de se couper un doigt si son ancien compagnon de boisson ne respecte pas sa volonté.
Cet événement sans raison et les conditions qui s’y attachent chamboulent la petite communauté insulaire. L’apparition récurrente d’une vieille femme du village, mi-sorcière mi-oracle, rappelle Macbeth, mais la mise en scène et le scénario évoquent plus spontanément Beckett. Le tragique et le comique se mélangent en une danse désarticulée. Tout cela semble bien absurde et dérisoire.
Et pourtant, le film pose une question existentielle : passe-t-on sa vie à perdre son temps ? Colm l’affirme sans ambages : il ne veut plus gaspiller les années qui lui restent en palabres inutiles, mais espère composer une mélodie qui lui survivra et que d’autres après lui écouteront. Homme du commun, Pádraic paraît sans talent particulier. Colm est en revanche un honnête musicien. Il anime, non sans un certain succès, les soirées au pub avec son violon. Dans une scène remarquable, où la naïveté de Pádraic se fracasse contre la rudesse de Colm, ce dernier affirme sa prétention à vouloir parler aux générations futures. Pádraic lui répond alors que lui est là, maintenant, et veut lui parler du présent. Furieux, Colm moque la gentillesse teintée d’une pointe de bêtise de Pádraic. Profond malgré lui, Pádraic évoque la bonté de ses parents, gens de peu aux nobles sentiments, qui laissent en lui un souvenir immarcescible.
La question de l’absurdité de la condition humaine, inépuisable, est ici traitée sans artifice. Le film ne prend pas parti, même si le comportement de Colm, où la dépression se mêle au narcissisme, laisse supposer que le plus bête des deux n’est peut-être pas celui que l’on croit. Avec ses habitudes, ses conversations futiles sur la paille qui se retrouve dans les excréments de ses bêtes, Pádraic mène une petite vie dans une petite société, elle-même à l’abri d’une guerre civile finissante et presque sans intérêt pour leur existence. Pourtant, sans se poser de questions qui le dépassent, sans juger de quiconque lui déplaît, Pádraic veut toujours faire société, là où Colm rompt le lien qui fait de l’homme un animal social.
En miroir, la mise en scène fait du paysage un personnage, sans doute le plus apaisant de tous. La beauté de la lande, des plages et de l’eau souligne, par contraste, l’insignifiance et le capharnaüm des vies humaines. Aussi belle soit-elle, la nature reste inhospitalière, et une société de quelques personnes n’est pas de celles dans lesquelles il est facile de s’épanouir. Le jeune Dominic, abusé par son policier de père, est piégé dans une répétition où les beuveries succèdent aux raclées. Les grands espaces semblent rabougrir la vie de ceux qui les habitent. Le départ de Siobhán pour une civilisation citadine moins aliénante l’illustre. Ses connaissances et sa passion pour la lecture lui permettent de s’évader, matériellement, de l’île prison que Colm, malgré sa radicalité, se refuse à quitter.
Au-delà de ses qualités formelles, tenant autant au jeu d’acteur qu’à la photographie, le film vaut donc pour ce paradoxe : les histoires les plus simples sont parfois les plus profondes. Si celle qui est ici racontée est d’une simplicité presque biblique, ses interprétations sont multiples. La place des animaux, auxquels Pádraic accorde une attention sincère et entière, peut ainsi interroger notre époque, duquel l’animal est peu à peu excommunié. En s’affranchissant de la nature, en sacralisant l’individu, l’homme des villes modernes ressemble peut-être plus à Colm et sa folie qu’à Pádraic et sa bonhomie. Être un bon homme justifie pourtant de continuer à vivre afin de retrouver un peu de ce temps précieux et perdu.