
Filmer en France, filmer la France
Alors que filmer en France est soutenu par la puissance publique, filmer la France est un projet plus difficile, malgré quelques belles réussites documentaires et cinématographiques.
La décentralisation, processus politique engagé en 1983 et constitutionnalisé par la révision de 2003, est aujourd’hui également cinématographique. À la lecture des génériques des films français, il n’est pas rare de découvrir le soutien d’un conseil régional, cependant que des bureaux d’accueils de tournage existent dans plusieurs territoires, comme la Gironde, les Landes, la Bourgogne-Franche-Comté ou la Guadeloupe.
La diversité des paysages et le maillage du pays par les lignes Tgv et Ter facilitent en effet la possibilité de tournages en dehors de Paris et de l’Île-de-France, région où peuvent plus naturellement se dérouler la production et le montage. Les spectateurs ont ainsi pu découvrir, au cours des dernières années, des longs-métrages tournés dans l’Aude (Les Soldats du feu, Pierre Jolivet), l’Hérault (Les Météorites, Romain Laguna), la Haute-Marne (Petit Paysan, Hubert Charuel), l’Aveyron et la Lozère (Rester vertical, Alain Guiraudie), la Dordogne (Les Fauves, Vincent Mariette), le Lot-et-Garonne (En guerre, Stéphane Brizé), à Cannes (Une fille facile, Rebecca Zlotowski), à Marseille (Shéhérazade, Jean-Bernard Marlin), en Corse (Une vie violente, Thierry de Peretti), en Guyane (La Loi de la jungle, Antonin Peretjatko), parmi d’autres.
Sans oublier la représentation fréquente de Marseille et des Bouches-du-Rhône par Robert Guédiguian, et de Roubaix comme fil rouge de la filmographie d’Arnaud Desplechin, dont la dernière œuvre, Roubaix, une lumière, détaille pour la première fois la géographie de l’aire urbaine, sa composition sociale par quartiers. Il ne s’agit plus d’une magnification de sa ville natale, mais d’une exploration faisant comprendre ses réalités sociales par de courts instants (les policiers débarquant dans une boulangerie où un employé immigré leur décrit « l’année dernière, cinq braquages, les scandales, les bagarres… » ; la Belgique souvent mentionnée comme horizon de distraction ou de perdition) et deux scènes édifiantes : l’inspecteur Cotterelle, nouveau venu, listant les statistiques de pauvreté ou de pourcentage du territoire en zone urbaine sensible, et le commissaire Daoud, resté sur place contrairement à Desplechin, sur un toit, expliquant à la nouvelle recrue le paysage mental de Roubaix, les quartiers difficiles et les virées possibles jusqu’à Ostende.
Il faut également mentionner le rôle du service public audiovisuel dans la représentation variée des territoires, notamment par sa série de téléfilms Meurtres à…, qui privilégie les villes moyennes (Lisieux, Colmar, Orléans, Sarlat…) ou les régions à forte identité historique comme le Morvan, la Moselle ou le Pays basque. Les feuilletons quotidiens Plus belle la vie et Un si grand soleil, s’ils peuvent donner une image stéréotypée de la France méridionale, ont le mérite d’être tournés au plus près de ce qu’ils souhaitent représenter (à Marseille et dans l’Hérault), dynamisant ainsi l’économie de l’audiovisuel dans ces territoires.
Paris, enfin, sert de lieu d’action fréquent pour le cinéma français (jusqu’au récent Deux moi de Cédric Klapisch, conçu comme une nouvelle lecture fictionnelle de la capitale) et de théâtre de prestige pour les grandes productions hollywoodiennes, avec pour exemple le plus marquant le dernier Mission : Impossible (Christopher McQuarrie), ayant requis trente-six jours de tournage et une séquence de parachutage de Tom Cruise au-dessus du Grand Palais.
La recherche d’une attractivité de la France sur le terrain de l’économie du cinéma a d’ailleurs motivé la création, au 1er janvier 2016, d’un crédit d’impôt en faveur de la production de films étrangers en France, pouvant représenter jusqu’à trente millions d’euros pour un même long métrage. Un crédit d’impôt que le Centre national du cinéma et de l’image animée (Cnc) avait promu en 2017 lors de la sortie de Dunkirk (Christopher Nolan), blockbuster tourné en majeure partie à Dunkerque même, ayant fait travailler quatre cent cinquante techniciens français et deux mille figurants[1].
Filmer en France est un projet revendiqué par la puissance publique.
Entre facilités de tournage, innombrables monuments et demeures pouvant servir de décors, présence d’une triple façade maritime et de quatre grandes chaînes de montagnes, et volonté des collectivités territoriales d’attirer les productions (le Cnc estime qu’un euro d’aide à la production génère 7, 60 € en retombées économiques directes et en tourisme), filmer en France est un projet revendiqué par la puissance publique et soutenu financièrement en conséquence.
Filmer la France, en revanche, semble un projet plus difficile. D’un point de vue critique, la question reste débattue, d’autant plus en l’absence de réflexion d’ensemble, hormis un numéro des Cahiers du cinéma qui s’ouvrait par ces mots éclairants de Stéphane Delorme : « Nous n’avons pas le recul de l’historien, mais il est clair que la France est prise en elle-même comme “objet”, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans. Les obsessions sont nombreuses et aisément discernables (la régionalisation, l’immigration, la colonisation, la citoyenneté), tout ce qui secoue le pays se retrouvant de plus en plus obstinément sur les écrans [2]. »
La fiction pouvant difficilement saisir plusieurs villes ou régions à la fois, les meilleures réussites de tentatives de portraits exhaustifs de la France se trouvent davantage dans le genre documentaire. Journal de France (Raymond Depardon et Claudine Nougaret, 2012) et Visages, villages (Agnès Varda et JR, 2017) viennent en tête, se rejoignant par leurs méthodes de tournage : le parcours du territoire par la route, les rencontres au hasard, la recherche de paysages insolites. Un étranger cherchant à interpréter la France à partir de ces films la verrait comme un pays fait de petites communes (même après les nombreuses fusions de communes ces dernières années, la France en compte toujours, au 1er mars 2019, deux fois plus que l’Espagne et l’Italie réunies), dont une grande partie du territoire dépend du travail des agriculteurs et de l’Office national des forêts, aux sociabilités centrées sur quelques lieux : les cafés, les places ou les usines.
Rares sont également les cinéastes cherchant à représenter la multiplicité des espaces en France, à se concentrer sur les formes changeantes de l’habitat humain selon les territoires. La filmographie de Mia Hansen-Løve est une exception, L’Avenir (2016) se lisant comme la mise en scène de quelques lieux particuliers : des appartements parisiens, une maison dans le Vercors, un Ehpad, la presqu’île de Saint-Malo abritant la tombe de Chateaubriand… Que l’héroïne d’Un amour de jeunesse (2011) étudie l’architecture n’est en cela pas anodin, pas plus que la beauté de l’écriture des scènes de son apprentissage, entre envie de créer de beaux bâtiments et besoin de praticité dans la commande publique.
De façon parallèle, il reste difficile de représenter Paris, ou les grandes villes, comme leurs réalités modernes de lieux de passage de multiples populations, si ce n’est dans quelques exceptions parfois involontaires, comme L’Opéra (Jean-Stéphane Bron, 2017), portrait de l’Opéra de Paris comme institution de cohabitation entre de hauts fonctionnaires, des artistes du monde entier et de jeunes musiciens de banlieue parisienne soutenus par un programme de mécénat.
Enfin, en une représentation certaine du centralisme français en tant que tendance historique pas encore effacée, une scène fréquente de notre cinéma est celle de la montée ou du trajet vers Paris à bord d’un train, sur des lignes rejoignant toujours à terme la capitale. Que ce soit pour se rendre devant les pouvoirs publics, partir faire ses études, revenir vers son lieu de résidence après un déplacement en province, le train continue de « réduire » la France, à faciliter les voyages en son sein. Jusqu’à en provincialiser le pays dans un plus grand ensemble, l’Europe : l’Eurostar permet un aller-retour en une journée vers une ville plus globale, Londres, comme dans Personal Shopper (Olivier Assayas, 2016), et les héros du 15 h 17 pour Paris (Clint Eastwood, 2018), déjà pleinement satisfaits par Amsterdam, décident cependant que leur voyage sur le Vieux Continent ne serait pas complet sans un détour par Paris en Thalys.
–
Quasi unifié, géographiquement, par ses bonnes infrastructures de transport et, politiquement, par une décentralisation efficace, le territoire français semble de même unifié par la représentation de son pays et de ses habitants, comme le montrent la rareté des accents régionaux à l’écran, au risque de moins bien représenter ses identités locales et particularismes, comme peuvent y parvenir les cinémas italiens ou hollywoodiens. Mais serait-ce même possible, dans un pays aux cent un départements, eux-mêmes souvent divers dans leurs territoires ?
[1] - Communiqué de presse du Cnc du 20 juillet 2017.
[2] - Cahiers du cinéma, no 665, mars 2011. Voir aussi La Septième Obsession, no 11, juillet-août 2017, consacré à « Filmer un territoire », avec une approche globale incluant les villes et les mégalopoles.