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Notes de lecture

Dans le même numéro

Connemara de Nicolas Mathieu

septembre 2022

Nicolas Mathieu excelle dans la description des sentiments de ses personnages, de leur difficulté à les exprimer et encore plus à les faire comprendre.

Le troisième roman de Nicolas Mathieu, récompensé en 2018 par le prix Goncourt pour Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018), confirme le talent de l’auteur pour magnifier l’ordinaire. Moins sombre que son précédent roman, Connemara cristallise l’air du temps avec une précision déconcertante et un sens de la formule qui n’est pas sans rappeler la prose au canif de Virginie Despentes.

Christophe, hockeyeur amateur à la gloriole passée dans son territoire enraciné, et Hélène, manageuse consultante, productrice à la chaîne de présentations sur PowerPoint, revenue dans un Nancy autrefois honni, sont les deux personnages centraux du roman. Anciens camarades de classe, leur rencontre fortuite au mitan de leur vie et à la veille de l’élection présidentielle de 2017 fournit l’amorce d’un scénario aussi classique que le roman est unique.

Nicolas Mathieu excelle dans la description des sentiments de ses personnages, de leur difficulté à les exprimer et encore plus à les faire comprendre. « Il découvre comme ça que le visage des gens change avec le bien qu’ils vous font » : le roman regorge ainsi de belles formules qui ont à l’écrit l’évidence de leur pertinence mais que l’oral semble toujours désespérément rechercher. L’amour sourd pourtant de bien des situations, à l’image de Christophe cherchant de manière frénétique son père lors d’un mariage, alors que ce dernier s’est sagement endormi dans le vestiaire. La chanson Les Lacs du Connemara revient à de nombreuses reprises au cours de l’histoire, comme un refrain. Si sa musique n’est pas unanimement appréciée, elle est au moins une référence partagée, des radios aux comices en passant par les grandes écoles et leurs soirées, permettant de déceler le spectre d’une société française fracturée.

Sans illusion pourtant, l’auteur ausculte méticuleusement les mondes sociaux qui s’enchevêtrent, se croisent, mais se rencontrent rarement. L’histoire de Christophe et Hélène constitue ainsi une exception à cette endogamie sociale et fournit à l’auteur un terrain fertile où mettre en scène tous les contrastes et leurs nuances. Les flash-back des premières années dorées de travail sans répit d’Hélène dans la capitale, où « c’était une jouissance et un fardeau que de garder le contact avec la pointe la plus aiguë de ce qui comptait », renvoient inévitablement à celles de Christophe, hockeyeur professionnel toujours en puissance, c’est-à-dire amateur, contraint de rapidement assumer les obligations qui incombent à un Spinalien peu formé dans une région déclinante.

L’ouvrage vaut également pour l’analyse in situ des multiples cabinets de consulting qui essaiment sur le territoire. Après avoir commencé sa carrière dans une grande entreprise du secteur en région parisienne, Hélène, victime d’un burn-out, décide de revenir dans sa région natale pour travailler dans une structure plus modeste. Aux récents remous provoqués par le rapport sénatorial de la commission d’enquête sur les cabinets de conseil, l’ouvrage apporte ici un utile prolongement sur un secteur moins exposé mais non moins rémunérateur, celui du conseil aux collectivités territoriales. La fusion des régions adoptée en 2015 est ici évoquée comme une mine d’or et un océan de vacuité pour de multiples cabinets spécialisés dans les restructurations et les réorganisations qui, plus que de l’expertise, vendent un arbitrage externe pour désigner les vainqueurs et les perdants de ces fusions. Un jeune ambitieux, collègue d’Hélène, voit dans l’élection à venir une opportunité qu’il formule crûment : « Entre Paris et les territoires, ça ne passe plus. Les grandes régions doivent tout inventer. Les départements font la gueule parce qu’ils récupèrent des missions sans avoir les moyens qui vont avec. […] Ça fracture de partout. Dans les ministères, les mecs naviguent à vue. […] Ils ont besoin de poissons- pilotes », soit autant de consultants à faire travailler.

Malgré un style caustique et volontiers ironique, l’attachement de l’auteur à ses personnages est manifeste, rappelant James-Davis Vance, auteur remarqué en 2016 d’une Hillbilly élégie américaine qui raconte, sans concession mais avec une empathie non feinte, la vie ravagée de Rednecks des Appalaches, annonçant le séisme à venir de l’élection de Donald Trump1. Si l’engagement politique récent de James-Davis Vance a reçu la bénédiction de l’ancien président et témoigne d’une forme de compromission, peut-être Nicolas Matthieu fait-il preuve d’une plus grande pudeur en recourant à la fiction, en n’accablant ni les puissants ni les plus faibles et en incitant chacun à remettre sur le métier son ouvrage. En effet, lire Connemara, c’est se convaincre que chaque vie vaut la peine d’être contée.

  • 1. - James-Davis Vance, Hillbilly élégie [2016], trad. par Vincent Raynaud, Paris, Le Livre de poche, 2018.
Actes Sud, 2022
400 p. 22 €

Léo André

Léo André est administrateur des services de l'Assemblée nationale. Il est diplômé de l'Ecole Centrale de Lyon et de Sciences Po Paris.

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Médias hybrides

Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.