
Benedetta et la fable mystique
Benedetta, de Paul Verhoeven, a beaucoup été décrit comme une réadaptation, originale et volontairement provocante, de l'ouvrage de Judith C. Brown, qui utiliserait le matériau historique comme prétexte pour aborder le sujet du lesbianisme. L'interprétation, légitime, manque toutefois toute l'exploration faite par le cinéaste de la question du mysticisme.
« La parole “mystique” est toujours portée à se protéger par des “autorités” (approbations ecclésiastiques, citations bibliques, etc.) contre les “examinateurs” qui se défendent à leur tour en la réduisant à un simulacre1. »
L’originalité du projet Benedetta tient, de la part de Paul Verhoeven et de son scénariste David Birke, à la volonté d’adapter un ouvrage de sciences humaines sur un cas de possession d’une nonne, et d’en faire un film sur le lesbianisme en s’éloignant du point de vue de l’historienne Judith C. Brown2. Ce choix étonne, mais reste cohérent par rapport au parcours et aux orientations de Verhoeven. Dès son documentaire, en 1968, sur Anton Mussert, le cinéaste choisissait d’analyser le dirigeant collaborationniste néerlandais, non d’un point de vue politique, mais en interrogeant son fanatisme religieux. Aussi Benedetta doit-il s’analyser en le comparant avec son matériau historique, tout en gardant en tête, du fait des inventions narratives, les travaux sur la tradition mystique et les possessions par Michel de Certeau.
Le sujet le plus contentieux du scénario reste le traitement de la sexualité lesbienne par Verhoeven. Contrairement à Brown, il choisit de représenter les rapports entre Benedetta Carlini et une autre sœur, Bartolomea, comme une histoire d’amour entre femmes, là où l’historienne, archives judiciaires à l’appui, expliquait que leurs relations intimes avaient lieu pendant que Benedetta se pensait possédée par un ange, Splenditello, totalement absent du film. Ce faisant, Verhoeven et Birke choisissent un point de vue très contemporain par rapport au contexte de leur récit. Brown explique en effet clairement, dans l’introduction de son livre, comment, pour les théologiens, les hommes d’Église, et le christianisme depuis ses origines, le lesbianisme n’existe pas, demeure un impensé. Ce que signifie bien une des répliques essentielles du film, prononcées par un prêtre joué par Olivier Rabourdin : « De la luxure d’une femme envers une autre, c’est impossible », phrase qui fit rire la salle lors d’une séance aux Halles, mais qui correspond pourtant aux paradigmes chrétiens face à une affaire semblable à l’époque de l’action. Le réalisateur assume d’avoir privilégié « l’aspect lesbien de l’histoire », face à un ouvrage dont la lecture « se prête à beaucoup d’interprétations possibles, et donc de choix narratifs3 ».
La même inventivité par rapport aux recherches de Brown entraîne, à l’écran, la représentation d’une épidémie de peste dans la ville de Pescia ; la création d’un personnage de mère supérieure (Charlotte Rampling, à l’interprétation splendide) que Benedetta remplace après ses premiers miracles ; l’absence du mariage mystique entre elle et le Christ, un des principaux événements de Sœur Benedetta ; et toute la dernière partie du film, où Benedetta est condamnée au bûcher par un nonce florentin (Lambert Wilson) avant d’être sauvée par la foule et que la peste ne ravage Pescia, invention complète par rapport au livre. Ainsi que l’explique Brown, la sœur fut condamnée à une pénitence au sein de son couvent pendant trente-cinq ans. La scène du don par Jésus d’un nouveau cœur à Benedetta est reprise, mais l’événement demeure hors-champ, donnant lieu à un des premiers actes « lesbiens » du scénario, un toucher de poitrine. L’historienne et le cinéaste se rejoignent toutefois sur un détail essentiel dans le portrait du lesbianisme et de sa répression par l’Église : l’acte le plus condamnable pour Benedetta et Bartolomea, qui valut à d’autres femmes à cette époque d’être brûlées, aurait été l’emploi d’objets permettant la pénétration, car cet acte aurait signifié l’imitation du genre masculin, la sortie de leur condition féminine. Que cet artefact soit une statue de la Vierge chez Verhoeven se lit comme une belle provocation, dans la continuité de l’outrance formelle qui caractérise son cinéma.
L’absence de réaction de la part des institutions catholiques ou des fidèles par rapport à ces images, ou à la scène où Jésus en croix est doté d’un sexe féminin, contraste avec le scandale et l’interdiction ayant concerné La Religieuse (Jacques Rivette, d’après Diderot) en 1967. Certes, l’Église, intelligemment, ne réagit presque plus aux œuvres de création aujourd’hui, et Verhoeven a pris soin, dans ses entretiens, d’indiquer à quel point il serait hypocrite de s’indigner sur une histoire presque entièrement tirée de faits réels, et sur un ouvrage d’histoire. Il demeure singulier de voir comment la critique, et la majorité des spectateurs, ont voulu voir dans Benedetta un film sur le lesbianisme et le genre, ce qui correspond certes aux projets des scénaristes, mais évacue trop vite l’exploration du mysticisme dans l’intrigue.
Dans La Possession de Loudun, Michel de Certeau explique de quelle façon la possession se distingue de la sorcellerie : victimes moins nombreuses et au profil social plus élevé, cadre urbain plutôt que rural, meilleure compréhension entre accusés et juges4. Ce cadre correspond parfaitement à l’affaire Benedetta, située à Pescia, petite ville toscane, et dont les visions peuvent, d’un point de vue historique et laïc, se comprendre comme un cas de possession ou de crise mystique. De la même façon, lorsque l’auteur explique, dans l’introduction de La Fable mystique, que les mystiques viennent le plus souvent de régions en voie de récession ou peu concernées par les changements économiques, cette lecture s’applique à la région d’origine et de résidence de la nonne, partie rurale de la Toscane, peu influencée par l’opulente Florence. Son passage sur le conflit entre institutions ecclésiales et couvents pour la direction des fidèles résonne également, via l’intervention du nonce florentin, malgré l’adoration de ses habitants pour Benedetta. Et celui sur le nécessaire « retour »de l’expérience mystique dans le champ visible par l’exorcisme, la confession ou le miracle résonne avec le déroulement de Benedetta. En effet, puisque le récit de ses premières visions ne suffit pas à susciter la croyance de ses sœurs et des prêtres, Benedetta arbore des stigmates, tente d’utiliser les mécanismes de reconnaissance de la sainteté : les apparitions du Christ peuvent-elle être « réelles » si elles ont lieu dans son sommeil ? Les plaies saignent-elles encore après plusieurs jours ? …
Le lecteur de De Certeau retrouve ainsi dans Benedetta ce que les travaux du philosophe sur le mysticisme interroge sans cesse : le caractère plausible de l’invraisemblable, et les tentatives des autorités officielles d’interpréter les récits, a priori peu crédibles, d’individus exaltés. Le spectateur contemporain regarde le spectacle d’une nonne feignant la possession, se blessant, incarnant le Christ par une forte voix masculine soudaine, avec la même surprise qu’en lisant les interrogatoires de La Possession de Loudun ou les mots emphatiques de Diego de Jésus ou Thérèse d’Avila. Et en sachant, Verhoeven et sa cheffe opératrice Jeanne Lapoirie l’ayant bien compris, que tout ce discours religieux personnel repose sur le visible et le constatable, donc sur une matière propre à de nombreux jeux sur le champ, ce qui est montré ou simplement suggéré. Le « Vous l’avez vue ? » interrogatif de la mère supérieure à une autre sœur déclarant que Benedetta s’est blessée seule s’entend en miroir du « Qui peut en juger ? Ah oui, moi » du nonce sur la détermination de son hérésie.
Verhoeven est ainsi parvenu à réaliser un film romanesque à partir d’un livre de sciences humaines. Le spectateur, même peu féru d’histoire religieuse ou de la Renaissance, sent que les couvents fonctionnaient de cette sorte, reposant sur une économie. Aux démarches du prévôt de Pescia, appuyant la thèse de la sainteté de Benedetta pour développer des pèlerinages dans sa ville, répond l’étude de Brown sur le lent développement du couvent, jusqu’à obtenir du Pape sa clôture le 28 juillet 1620, acte de renommée pour ces centres spirituels. L’apport thématique du cinéaste est d’aborder la nonne comme « lesbienne » plutôt que « sainte », même si le livre de Brown privilégie l’étude du second aspect, interrogeant même l’utilisation de la notion de lesbianisme à cette époque.
Rarement un film aura proposé un portrait d’une croyante sincère, persuadée d’être effectivement aimée et visitée par le Christ – Virginie Effira prononce d’ailleurs, avec un jeu de conviction remarquable, la réplique à sa mère : « je suis toujours son épouse, n’est-ce pas ? » – dans une institution, le couvent, où la sincérité et la dévotion ne sont hélas pas déterminants. Aux côtés des Sorcières de Salem (1953) d’Arthur Miller et des Diables (1971) de Ken Russell, d’après le roman d’Aldous Huxley lui aussi inspiré par l’affaire de Loudun, Benedetta s’inscrit dans la lignée des œuvres écrites et filmées explorant la possession et la capacité universelle de croire déraisonnablement.
- 1. Michel de Certeau, La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, t. 1, Paris, Gallimard, 1982, p. 135.
- 2. Judith C. Brown, Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne, Toscane, XVIIe siècle, trad. par Louis Évrard, Paris, Gallimard, 1987.
- 3. Entretien avec Paul Verhoeven, « Un certain sens du sacré », Cahiers du cinéma, n° 778, juillet-août 2021, p. 32-35.
- 4. Michel de Certeau, La Possession de Loudun [1970], édition revue par Luce Giard, Paris, Gallimard, 2005.