
Héros de notre temps à la 70ème Berlinale
Plusieurs films proposaient des récits autour de héros typiques de notre époque, aux identités multiples, à la recherche d’autodéfinitions.
Nouvelle direction, nouvelle section (Encounters), nouvelles salles à Alexanderplatz : cette édition anniversaire de la Berlinale fut remplie de nouveaux départs. Thématiquement, plusieurs films proposaient des récits autour de héros typiques de notre époque, aux identités multiples, à la recherche d’autodéfinitions.
Berlin Alexanderplatz (Burhan Qurbani), réadaptation du roman d’Alfred Döblin dans le Berlin contemporain, avec un réfugié bissau-guinéen pour personnage principal, constitua un événement de la compétition, autant par sa durée, trois heures, que par son ambition : mettre à nouveau en scène un classique de la littérature allemande, quarante après la série télévisée de Fassbinder. Le pari est réussi, tant l’imagerie de Döblin sur les marginaux, les gangsters, le monde souterrain berlinois, fonctionne autant dans les années 1920 qu’en pleine crise des réfugiés : Welket Bungué impressionne dans le rôle de Francis/Franz, et Albrecht Schuch interprète Reinhold de manière faustienne, courbé et la voix brisée. En conférence de presse, Qurbani explique avoir passé deux ans sur le scénario, à partir d’un roman qu’il vénère, et Schuch indique avoir décidé de jouer ainsi en lisant chez Döblin que « Reinhold fait semblant, simule. Quand j’ai lu cela, j’ai pensé qu’il nous donnait carte blanche ». L’ambition de Berlin Alexanderplatz, porté par une distribution remarquable – Jella Haase se révèle dans le rôle de Mieze – et un travail constant sur le son, indique une réelle vitalité du jeune cinéma allemand.
En compétition lui aussi, Undine (Christian Petzold) ancrait également son récit géographiquement, en proposant une fantaisie amoureuse autour de la rencontre entre une guide historique (Paula Beer, Ours d’Argent de la meilleure actrice pour ce rôle) et un plongeur industriel (Franz Rogowski). Petzold choisit en effet d’écrire de nombreuses scènes où son héroïne présente des modèles réduits de l’étalement urbain de Berlin, ou prépare un long exposé sur l’histoire du Château de Berlin, lieu du (toujours en construction) Humboldt Forum. L’ultra-urbanité de la capitale contraste avec la partie filmée autour du barrage de la Lingese, dans une Rhénanie-du-Nord-Westphalie rurale et fluviale ; la rivière Spree de Berlin rejoint le lac où les deux protagonistes plongent. Undine, comédie amoureuse, a enchanté le public berlinois lors de ses projections, et confirme le talent d’écriture et le travail formel de Petzold, déjà visibles dans Transit (2018) et Barbara (2012).
Le documentaire allemand était représenté, dans la section Perspektive Deutsches Kino, par le film politique Wagenknecht (Sandra Kaudelka), sur la dirigeante éponyme du partie Die Linke, la cinéaste la suivant de fin 2017 à novembre 2019, date de sa démission comme cheffe de groupe au Bundestag, entre autres en raison d’un « stress permanent ». Le film se concentre de fait sur la vie effrénée des campagnes et luttes partisanes : Wagenknecht passe son temps à l’arrière de voitures, dans des trains, en meetings, et subit de nombreuses attaques au sein de son parti, malgré les résultats honorables obtenus sous sa direction. Son stress se devine même lors de la dernière scène, où elle accueille, juste après sa démission, trois jeunes militants pour le climat, moment interprétable comme la transition nécessaire, pour la gauche allemande, vers l’écologie, au-delà de la rigueur idéologique proclamée dans les congrès de Die Linke. Les spectateurs français pourront également s’amuser de voir Wagenknecht parler du mont Ventoux comme son lieu d’escapade favori, en tant qu’amatrice de cyclisme…
Autre portrait de femme, fictionnel cette fois, Never Rarely Sometimes Always (Eliza Hittman), lauréat du Grand Prix du Jury, narre le voyage d’une adolescente de Pennsylvanie (Sidney Flanigan), accompagnée de sa cousine (Talia Ryder), vers New York afin de pouvoir avorter. Si le scénario paraît un peu trop linéaire et la réalisation assez banale, une scène a envoûté la salle lors de la projection de presse, lorsque l’héroïne, reçue dans un centre de planning familial, doit répondre à un questionnaire sur sa vie intime en utilisant les mots « Jamais, Rarement, Parfois, Toujours » (ce qui explique le titre). La séquence permet de comprendre qu’elle a été victime d’actes sexuels non consentis, et la réalisatrice choisit d’axer sa caméra sur le visage de Sidney Flanigan, qui se transforme peu à peu pendant l’entretien. Ce choix de mise en scène et d’interprétation émeut, et il est certain que les deux actrices principales incarnent une partie de la relève parmi les jeunes comédiens états-uniens ; Talia Ryder figurera en fin d’année dans la nouvelle version de West Side Story, sous la direction de Steven Spielberg.

Mogul Mowgli © BBC Films
Deux films de fiction de la section Panorama fondaient leurs récits sur des héros aux identités multiples, s’interrogeant sur leurs appartenances. Mogul Mowgli (Bassam Tariq) suit les déboires d’un rappeur anglo-pakistanais (Riz Ahmed), ne cessant d’écrire sur ses origines multiples ou la difficulté de définir d’où il vient, soudain frappé par une maladie auto-immune. Ses rêves et cauchemars se remplissent alors de symboles du sous-continent indien, d’interrogations sur sa foi et même d’une scène ironique de battle où il affronte un rappeur noir lui déclarant que cette musique n’est « pas un truc de Paki », le héros étant juste après disqualifié pour une punchline jugée xénophobe par le public ! Ahmed, par ailleurs rappeur en parallèle de sa carrière d’acteur, est remarquable dans son jeu physique et son phrasé ; en conférence de presse, il indique vouloir que son travail soit « vu comme de l’art plutôt que comme du militantisme ».
Minyan (Eric Steel), adapté d’une nouvelle de David Bezmozgis, se situe à Brighton Beach, quartier de New York, en 1986-1987, et suit un héros, David (Samuel H. Levine) pouvant se réclamer de quatre identités : Américain, Russe, ashkénaze et homosexuel, cette dernière appartenance formant un fil rouge, à partir de l’œuvre de James Baldwin, dont le roman La Chambre de Giovanni le trouble et dont la mort, en décembre 1987, l’affecte autant que son professeur de littérature au lycée. À partir d’une situation tragicomique – David doit s’installer avec son grand-père veuf pour que ce dernier obtienne un logement social dans une résidence peuplé de retraités ashkénazes –, Eric Steel décrit un monde disparaissant peu à peu : autant celui des survivants de la déportation ayant immigré aux États-Unis que celui d’une homosexualité insouciante – le premier amant du héros inscrit sur un mur les noms de ses connaissances contaminées par le Sida, évidence cachée et effrayante du scénario.
Autre intersection des identités dans Cidade Pássaro (Matias Mariani), en section Panorama, à propos d’un Nigérian (OC Ukeje) débarquant à São Paulo afin de retrouver son frère (Chukwudi Iwuji), mathématicien ayant disparu dans cette mégalopole. Le récit propose une variation sur l’immigration africaine au Brésil, mais également une exploration de la folie scientifique : le personnage principal comprend vite que son frère a perdu la raison en se plongeant dans ses équations, jusqu’à croire que la réalité est un hologramme et à vouloir résoudre mathématiquement le jeu vidéo League of Legends. Rappelant L’Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon, Cidade Pássaro s’avère très actuel dans sa peinture du métissage conjoint à une certaine incompréhension entre cultures, malgré des solutions partielles : les plus belles scènes montrent le héros ne pouvant converser avec sa nouvelle campagne que grâce à la fonction vocale d’un traducteur en ligne…
La section Generation a continué de jouer son rôle de soutien aux petits films indépendants, en projetant notamment Palazzo di Giustizia (Chiara Bellosi) et Pompei (Anna Falguères et John Shank). Le premier, filmé à Turin, traite d’un procès criminel et, ce faisant, se transforme en mini-film choral sur la société italienne, identifiable dans une justice pénale contenant bien plus de decorum qu’en France : les jurés portent une écharpe aux couleurs du drapeau national et l’inscription « La loi est égale pour tous » figure sur les murs de la cour d’assises. Le dernière réplique du film est d’ailleurs « Au nom du peuple italien », formule entamant le jugement, la réalisatrice choisissant de ne pas dévoiler aux spectateurs la décision de la cour. Les jeunes Bianca Leonardi et Sarah Short s’y distinguent.
Le second, situé dans une Provence mythifiée par des plans larges et des décors bétonnés contrastant avec une nature abondante (le film a été filmé dans les parcs naturels régionaux des Alpilles et de Camargue), rappelle L’Amour est plus froid que la mort (1969), premier long métrage de Fassbinder, dans sa peinture de quelques jeunes marginaux vivant au jour le jour, habités par une certaine imagerie de la délinquance et de la vie sauvage, mais ne sachant pas s’en libérer. Les trois acteurs principaux, Garance Marillier, Vincent Rottiers et Aliocha Schneider, jouent avec une intensité rare, le second semblant calquer son allure sur celle de James Dean. Anna Falguères, dont il s’agit du premier film comme réalisatrice après une carrière comme décoratrice, et John Shank possèdent un sens accru du cadre et impressionnent le spectateur en utilisant le vent et le chant des cigales comme une véritable musique originale.
Deux documentaires, très chaleureusement accueillis par le public et la critique, traitaient de héros de notre temps, anonymes mais vertueux, engagés politiquement. White Riot (Rubika Shah) revient sur le mouvement Rock Against Racism, campagne menée par plusieurs militants au Royaume-Uni à la fin des années 1970 afin de contrer l’ascension politique du National Front, spécifiquement en réunissant la musique « blanche » des Clash ou de Sham 69 et le reggae, culminant dans un concert gratuit à Victoria Park, le 30 avril 1978, ayant réuni 100 000 personnes. La réalisatrice choisit d’alterner interviews, archives et extraits des fanzines de l’époque pour retranscrire ce court et intense mouvement politique, ayant en partie empêché le succès électoral d’un parti de facto néo-nazi.

Welcome to Chechnya © HBO
Lauréat du Prix du public pour un film documentaire dans la section Panorama, et du Prix Amnesty International, Welcome to Chechnya (David France) a suscité un enthousiasme unanime pendant le festival, renforcé par la présence de plusieurs des protagonistes, militants moscovites ayant secouru plus de 150 personnes LGBT persécutées et torturées en Tchétchénie depuis 2017, dans les salles après les séances publiques. L’impression de découvrir des héros politiques contemporains habitait les regards, tant le film expose la réalité d’une purge contre les minorités sexuelles menée sous l’égide de Ramzan Kadyrov, dirigeant de la République de Tchétchénie. Les spectateurs ne peuvent qu’admirer les efforts de ces bénévoles pour exfiltrer les individus en danger hors du territoire de la République russe, ou pour les aider à émigrer, en Europe ou au Canada principalement, un carton final du film expliquant que les États-Unis n’ont accueilli aucun réfugié tchétchène depuis le début des persécutions anti-LGBT. La lutte de ces militants continue, Maxim Lapunov, seul homosexuel russe ayant entamé des poursuites judiciaires suite aux tortures qu’il a subies en Tchétchénie, ayant porté son cas devant la Cour européenne des droits de l’homme en 2019.
C’est finalement cette dimension humaine et politique qui continue d’habiter la Berlinale, au-delà des changements de personnes à la tête du festival et de ses sections. Cet événement reste unique dans le monde, comme lieu de cohabitation entre Berlinois et journalistes internationaux, cinéphiles, étudiants ou simples amateurs, encore à taille humaine, où tous les publics se côtoient.