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Jeanne de Bruno Dumont © 3B-Productions
Jeanne de Bruno Dumont © 3B-Productions
Flux d'actualités

Jeanne d’Arc au cinéma, toujours recommencée

octobre 2019

Jeanne de Bruno Dumont peut se voir comme une très belle adaptation, prenant ses libertés avec la réalité historique, en cohérence avec le lyrisme du texte original de Péguy.

Jeanne d’Arc est sans doute la figure historique féminine la plus mise en scène au cinéma (avec Elisabeth I, Catherine de Russie, Marie-Antoinette…), bien qu’aucune réalisatrice ne se devine parmi la liste impressionnante de cinéastes ayant représenté la jeune Lorraine : Méliès, De Mille, Dreyer, Preminger, Bresson, Rivette, et aujourd’hui Bruno Dumont. Considérée a priori, cette énonciation témoigne d’une approche de Jeanne d’Arc par le réalisme : Le Procès de Jeanne d’Arc de Dreyer est encore diffusé dans les ciné-clubs ou les sections audiovisuelles des lycées pour illustrer l’art du champ/contrechamp ou de la mise en scène sobre. Comme si cette histoire ancienne, dans la France du début du XVe siècle, de la jeune fille devenue figure nationale consensuelle, ne pouvait se raconter qu’avec une économie de moyens, une certaine retenue. Le « film sur Jeanne d’Arc » permet enfin un mélange des genres propres à marquer les esprits : à la fois une histoire sur la France, un portrait du Moyen-Âge finissant, un drame autour d’un grand personnage féminin et, une fois représenté le procès, la peinture d’une erreur judiciaire flagrante, du moins d’une condamnation à mort inique.

Filmer Jeanne d’Arc, enfin, représente un défi de cinéma : comment représenter ses voix, ses révélations mystiques ? Comment conjuguer le réalisme du cinéma et le surnaturel au cœur de cette histoire ? L’approche de Rivette dans Jeanne la Pucelle (1994) paraît la plus équilibrée : les voix apparaissent quand l’héroïne prie seule, existent dans sa vie intérieure. Cette subjectivité se devine lors du premier voyage de Jeanne vers Chinon : lors d’une halte, la caméra montre autant ses compagnons s’interrogeant sur ses révélations qu’elle, plus loin, échangeant avec ses « conseils » par la vénération. Rivette choisit tout le long de son film de maintenir sa mise en scène dans le mythe et le contexte : nous ne verrons par l’entrevue entre Charles VII et la Lorraine, ne connaîtrons pas le secret qu’elle lui dévoile, car nous restons parmi la cour, en attente de l’avis du « gentil dauphin » sur la pucelle, ainsi qu’ont pu le vivre les nobles présents.

L’actualité du sujet se trouve dans la sortie du Jeanne de Bruno Dumont le 11 septembre dernier, deuxième volet d’un diptyque commencé en 2017 par Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, deux longs métrages adaptés des textes théâtraux de Charles Péguy. La différence entre le texte de Péguy et la vérité historique est la plus forte au moment du procès : l’écrivain n’utilise pas les « Passez outre » que Jeanne d’Arc adresse à ses juges, très présents chez Bresson, et invente une réplique aussi forte que « Je n’ai pas besoin de vous pour avoir une messe ». Pour autant, la puissance de son style rejoint les recherches formelles de Dumont, qui parvient à représenter l’épopée de son héroïne dans la limite de son petit budget, par une forte inventivité formelle.

Son film repose sur une foi réelle en le cinéma : il suffit au réalisateur de mettre un habit violet pour que le spectateur se figure un évêque, de faire revêtir l’armure à sa jeune interprète, Lise Leplat Prudhomme, pour que nous la voyions en Jeanne d’Arc. Gilles de Rais existe par son manteau noir et ses blessures. Plus encore, le tournage se déplace de l’ouest de la France et de Rouen, lieux historiques de l’action, aux Hauts-de-France de longue date filmés par Dumont : les dunes de la côte d’Opale représentent les environs de Paris, un blockhaus sert de cellule à Jeanne, et son procès est filmé dans la cathédrale d’Amiens, étonnamment judicieuse pour filmer des débats judiciaires. Les comédiens amateurs, « jouant à l’aveugle » pour citer Dumont, cohabitent avec l’artificialité occasionnelle du film : Fabrice Luchini, trop vieux pour le rôle, interprète Charles VII avec une justesse qui accentue le terrible abandon de Jeanne par le souverain ; et le choix surprenant de musicaliser le réquisitoire de Guillaume Évrard, en reprenant les vers de Péguy, par une chanson de Christophe, rend étrangement beaux des mots promettant l’enfer à la jeune fille.

Jeanne inverse cependant l’image classique du procès telle qu’on l’imagine depuis Dreyer, puisque l’accusée reste ici toujours digne face à des juges ridiculisés par le cinéaste : Thomas de Courcelles montré comme un sophiste dogmatique, Jean d’Estivet ne cessant de se lever pour proposer des condamnations immédiates en commençant par « Je requiers » (détail d’autant plus comique, que son interprète, Robert Hanicotte, est professeur de droit), Loyseleur finissant par pleurer lors de son réquisitoire, alors que Jeanne est filmée de trois quarts, imposante.

Thématiquement, Dumont reprend les analyses d’Olivier Hanne[1] sur une condamnation de Jeanne par l’élite intellectuelle française de son époque : un seul Anglais siégea parmi les juges, et le cinéaste prend soin de faire présenter par Nicolas Loyseleur (Fabien Feniet[2]) tous les titres des assesseurs : docteurs en droit, en théologie, diplômés de la Sorbonne… Faire apparaître les instruments de torture du questionneur dans la cathédrale d’Amiens, alors même que Jeanne n’a pas été soumise à la question, appuie le contraste entre l’intellectualité du bas Moyen Âge, la haute culture des clercs et le résultat de leur procédure : « brûler une gamine[3]  ». Encore Dumont représente t-il sobrement et de loin l’exécution de son héroïne, là où la mise au bûcher de Jeanne chez Rivette rompt avec la relative légèreté des cinq heures de son diptyque : cheveux courts et apeurée, Jeanne (Sandrine Bonnaire) est conduite de force à la mort et expire en criant « Jésus ! », ce qui correspond cependant à la vérité historique.

Si Jeanne peut se voir comme une très belle adaptation prenant ses libertés avec la réalité historique, en cohérence avec le lyrisme du texte original de Péguy, Jeanne la Pucelle et Procès de Jeanne d’Arc (Robert Bresson, 1962), tous deux récemment réédités en DVD et Blu-Ray par Potemkine, s’attachent davantage à représenter le Moyen Âge avec exactitude, tout en y incluant le légendaire johannique. Bresson insère ainsi à l’écran un texte précisant que son scénario est tiré des minutes mêmes du procès.

De façon étonnante, les deux longs métrages commencent par la même scène : le témoignage d’Isabelle Rommée lors du procès en réhabilitation de sa fille en 1455 : si Rivette la filme arrivant vers la caméra, le long des murs d’un couvent, nous ne voyons que son dos, soutenu par deux mains, chez Bresson. Les deux scènes impressionnent le regard, car elles signifient le besoin du pouvoir royal, sous Charles VII, d’embellir l’image de celle ayant permis le sacre du souverain et d’historiciser un personnage que ses aventures pouvaient apparenter à une légende. Le fil rouge de la mise en scène chez Rivette, le témoignage de ses compagnons d’armes devant la caméra, comme lors d’une déposition, se lit comme un clin d’œil cinématographique et historiographique : il faut parvenir à représenter Jeanne d’Arc au-delà du mythe et de sa sainteté, la montrer avant que les historiens et théologiens la transforment en symbole. Le récit, vingt-six ans après, de l’assaut sur La Charité-sur-Loire, est interrompu et aussitôt continué dans la diégèse du récit, par l’écuyer de Jeanne : de la légende à sa source, de l’écriture historique au fait.

Rivette joue très bien de cette approche naturaliste contre les clichés et les images populaires, parfois avec humour, comme dans cette scène où Jeanne discute avec la belle-mère de Charles VII devant un mur peint en bleu-blanc-rouge… Juste après l’examen (non montré) prouvant sa virginité ! Dumont, dans Jeanne, reproduit dans un autre contexte sa scène où la pucelle refuse de bénir un chapelet en disant qu’une autre femme le touchant le rendrait aussi bon, dans une volonté des deux cinéastes de la représenter comme une croyante, pas une prophétesse. Mais Rivette sait également ajouter du mythe à son réalisme : lorsqu’on équipe Jeanne pour sa première bataille, le cinéaste la filme en plan large avec un tableau de la Vierge au fond à droite… Image reprise dans la deuxième partie, Les Batailles, quand la Lorraine demande à un prêtre d’absoudre un soldat anglais mort, s’agenouillant auprès de lui comme une pietà sur un champ de bataille.

Le film de Bresson reste le plus neutre parmi la geste johannique au cinéma, du fait de l’interprétation calme et déterminée par Florence Delay, récitant le texte du procès avec la même foi que nous pouvons imaginer chez la Jeanne historique : dans la croyance ferme en la réalité de ses voix, dans la religiosité populaire que décrit Olivier Hanne dans son livre, irréconciliable avec l’intellectualité de ses accusateurs.

Les arrangements avec la réalité ou la spiritualité de Dumont et Rivette, la tentative de dramatisation chez Bresson, allant jusqu’à une anglicisation accrue du contexte du procès (« Burn the witch! », hurle fréquemment la foule au dehors), doivent s’interpréter comme autant de variations sur un canevas historiquement faible, puissant mystiquement : les dix-neuf années de la vie d’une jeune Lorraine ayant à elle seule affecté le cours de la guerre de Cent Ans. La deuxième partie de Jeanne la Pucelle montre d’ailleurs bien les questionnements d’une Jeanne presque libératrice : que faire une fois le siège d’Orléans levé et le sacre de Charles VII à Reims accompli, une fois le programme de ses voix réalisé ?

Quasi révolutionnaire, rieuse, introspective, victime, déterminée ou naïve : les multiples représentations de Jeanne d’Arc au cinéma, comme un personnage jamais abandonné et sans cesse réinterprété, correspondent finalement à l’appropriation que chacun, Français ou étranger, croyant ou pas, peut se faire de cette histoire médiévale et pourtant actuelle. Ses exploits sont aussi littéraires que réels, la fermeté de ses répliques renforce l’impression visuelle des plans. Ainsi s’explique le retour de tant de cinéastes à cette figure : une histoire universelle devenant scénario commun pour des longs métrages d’époques et de styles si différents.

 

[1] Olivier Hanne, Jeanne d’Arc. Biographie historique, Paris, Bernard Giovanangeli, 2016.

[2] Sur le tournage et la direction d’acteurs de Bruno Dumont, voir Fabien Feniet, « Je est un autre, et parfois une poule », Positif, n° 704, octobre 2019, p. 58-60.

[3] Bruno Dumont cité dans Serge Kaganski, « Monsieur d’âme », Transfuge, n° 131, septembre 2019.