
La politique municipale au cinéma
La commune, la ville, forment une échelle très cohérente pour le cinéma, média pouvant parfois diffuser l’image d’une métropole à l’international : Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) popularisa les véhicules jaunes de New York, Manhattan (Woody Allen, 1979) rendit iconique le pont de Queensboro, sans oublier la mythification de la Rome d’après-guerre par Federico Fellini. En France, en dehors de Paris, le cinéma a su immortaliser certaines villes provinciales : Cherbourg et Rochefort chez Jacques Demy, Roubaix chez Arnaud Desplechin (et Grenoble dans Rois et reine, 2004), Biarritz (Le Rayon vert, 1985) et Dinard (Conte d’été, 1996) chez Éric Rohmer, entre autres. Politiquement, enfin, la conquête du pouvoir par l’expérience municipale est fréquente : les présidents actuels du Mexique et du Salvador ont été maires de la capitale de leur pays, tout comme le Premier ministre britannique ; Pete Buttigieg, ancien édile de South Bend (Indiana), figure parmi les favoris des primaires du Parti démocrate ; le Parti socialiste français a bâti sa victoire de 1981 sur ses succès aux municipales de 1977, tout comme Podemos s’est rendu « crédible » en gouvernant plusieurs grandes villes espagnoles comme Barcelone, La Corogne, Madrid ou Saragosse.
Cet imaginaire du changement politique à l’échelle municipale se retrouve dans le récent Merveilles à Montfermeil de Jeanne Balibar. Malgré une réalisation et un excentrisme à tout prix rendant le film très désagréable visuellement, le spectateur peut s’amuser devant le programme mis en place par la nouvelle majorité dans la commune de Seine-Saint-Denis : institutionnalisation de la sieste, réduction massive du temps de travail et création d’une Montfermeil International School of Languages proposant d’enseigner les dizaines de langues parlées dans la ville, avec les habitants pour élèves et professeurs. Par un hasard de production, Montfermeil se retrouve aujourd’hui sur les écrans à double titre, grâce aux Misérables de Ladj Ly, succès de fréquentation en France avec près de deux millions d’entrées, et nommé à l’Oscar du meilleur film international.
La réussite de Ly consiste à axer sa mise en scène depuis une voiture de police, véhicule par lequel les deux agents en place (Alexis Manenti et Djebril Zonga) décrivent la ville et sa composition sociale au nouveau venu (Damien Bonnard), qui ne connaît a priori de Montfermeil que le séjour de Victor Hugo pour y écrire Les Misérables. Ironiquement, du moins avec un certain symbolisme, l’État et la politique n’apparaissent pas dans ce film, en dehors de la cheffe du commissariat (Jeanne Balibar !) invoquant « l’esprit d’équipe », le portrait du président Macron aux murs de son bureau ; et le personnage du maire n’est en fait qu’un intermédiaire entre la municipalité et les quartiers, chargé de contenir les colères sociales.
Entre le pessimisme politique de Ly et l’utopie comique de Balibar, le cinéma français semble vouloir représenter plus positivement les territoires urbains franciliens, y compris par le portrait d’une équipe pédagogique motivée dans un collège de Saint-Denis (La Vie scolaire de Grand Corps Malade et Mehdi Idir, 2019), ou de l’inclusion et du vivre-ensemble par l’associatif dans la même ville (Hors normes d’Olivier Nakache et Éric Toledano, 2019), deux autres succès au box-office. Autant de films où les personnages « extérieurs » doivent se faire expliquer la situation par les natifs, et où toute action locale, même la plus innovante, doit recevoir l’aval ou se coordonner avec les services de l’État et les institutions régionales.
Cette singularité française d’un « mille-feuille territorial », qui désigne en réalité quelques échelons pouvant diverger dans leurs ambitions comme dans leurs couleurs politiques, n’empêche pas l’émergence de maires ayant changé et incarné leur ville, comme Alain Juppé à Bordeaux, Martine Aubry à Lille ou André Rossinot à Nancy. Réalisé dix ans après les débuts de la décentralisation, L’Arbre, le maire et la médiathèque d’Éric Rohmer en 1993 décrit et caricature justement ce que le réalisateur, à travers le personnage du journaliste incarné par François-Marie Banier, dénonce comme une re-féodalisation : des milliers de maires omnicompétents sur leurs territoires. Le scénario, étonnamment visionnaire par rapport aux enjeux d’aujourd’hui (Rohmer évoque le télétravail, la bétonisation, et prévoit une possible revitalisation des campagnes), se rit de l’ascension politique par l’ancrage et la transformation. Ici, un édile socialiste de Vendée (Pascal Greggory) veut construire un grand ensemble culturel dans son village : allusion à la politique de grands travaux et anticipation de la déconcentration culturelle. Le personnage de l’instituteur (Fabrice Luchini) représente l’opposition contemporaine à la modification des paysages, aujourd’hui invoquée notamment contre les éoliennes.
Œuvre sur l’architecture et la politique, dont des répliques marquent encore l’esprit (« C’est respectueux, alors on peut rien dire, on peut rien faire ! » ; « La France est défigurée par les accès ! »), L’Arbre, le maire et la médiathèque reste l’un des meilleurs films, et le plus doucement comique, sur l’action locale en France… ainsi qu’un des premiers à évoquer l’écologie politique et son poids croissant à gauche, qui sera l’un des enjeux des prochaines élections municipales.
L’urbanisme et les pouvoirs relatifs à cette politique publique forment le fil rouge thématique du récent Brooklyn Affairs (Edward Norton, 2019), via le personnage de Moses Randolph (Alec Baldwin), inspiré par Robert Moses, légendaire bâtisseur du New York contemporain n’ayant pourtant jamais été élu[1]. Deux scènes clés décrivent parfaitement la commande publique comme vecteur de pouvoir par-delà la politique : lorsque Randolph débarque dans le bureau du nouveau maire et obtient immédiatement tous les postes qu’il désire ; lorsqu’il explique au détective (Edward Norton) menant une enquête sur lui que les grands travaux, grâce aux milliers d’emplois qu’ils créent et à leurs retombées économiques, génèrent bien plus de pouvoir que la lutte partisane. L’exemple de Central Park, déjà attaqué lors de sa construction de 1858 à 1876 pour sa destruction de la vie rurale et du New York historique, est mis en avant par l’urbaniste.
La partie la plus intrigante de Monrovia, Indiana (2019) de Frederick Wiseman concerne justement les débats du conseil municipal de cette ville rurale sur le développement urbain. Alors qu’une majorité des élus voudrait construire davantage de lotissements, une conseillère s’y oppose afin de préserver la petite taille et la tranquillité de la commune. Un conflit technique sur l’étalement progressif des métropoles – Monrovia se trouve à une quarantaine de kilomètres d’Indianapolis – qui rejoint la toile de fond d’Au cœur du monde (Gabriel Martins et Maurílio Martins, 2019) montrant la ségrégation entre quartiers à Belo Horizonte, ou le portrait de Kinshasa dans Système K (Renaud Barret, 2020) comme une mégalopole ouvertement inégalitaire.
Du village à la métropole, entre le béton et les paysages, le cinéma ne cesse d’explorer et d’interroger la ville. Pourtant, alors même que les librairies ne manquent pas d’ouvrages souvent denses explorant l’histoire de certaines villes, le genre documentaire n’a pas encore réussi à proposer un long récit filmique sur une commune. Ken Burns et Lynn Novick, maîtres du documentaire au long cours, n’ont ainsi jamais réalisé d’œuvre consacrée à une ville. Cette aporie cinématographique est parallèle à celle de la politique états-unienne, où seuls trois présidents (Andrew Johnson, Grover Cleveland et Calvin Coolidge) ont été maires, chacun pendant un an seulement.
[1] - Voir sa biographie : Robert Caro, The Power Broker: Robert Moses and the Fall of New York, New York, Alfred A. Knopf, 1974.