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Photo : Tingey Injury Law Firm
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Flux d'actualités

La Cour suprême des États-Unis et nous

Le décalage entre l’intérêt suscité par le remplacement de Ruth Bader Ginsburg à la Cour suprême et le peu d'intérêt porté à la justice française est frappant. Pourtant, il n’y a pas de raison qui rendrait ces débats moins vitaux pour notre démocratie hic et nunc.

Le décès de Ruth Bader Ginsburg et les conflits suscités par son remplacement par une juge conservatrice à quelques semaines des élections présidentielles américaines ont suscité l'intérêt en France. Sans doute peut-on y voir une part de fascination, une autre de surprise : la grande politisation du débat juridique américain, des audiences publiques de confirmation des grands juges aux menaces de « court-packing » (le Congrès démocrate pourrait diluer l’influence conservatrice au sein de la Cour suprême en augmentant le nombre de magistrats qui y siègent), semble bien loin de nous, presque exotique. Mais cet intérêt tient peut-être aussi d’un contexte international qui voit se confirmer un affaiblissement du droit un peu partout. Pensons seulement aux exemples récents au Royaume-Uni, en Europe centrale et orientale, en Ukraine ou à Hong-Kong, à chaque fois aux mains d’un pouvoir politique peu sourcilleux1. Cette lecture nécessite cependant d’être affinée, et réévaluée dans le contexte français. 

Droit et conflictualité politique

Le droit aux États-Unis a toujours été un lieu privilégié du conflit politique. Cela n’implique pas que chaque juge de la Cour suprême fasse un usage cynique ou partisan du droit… La distinction entre droit et politique n’est pas une essence, mais un combat incessant : si l’on trouve que « le » droit et nos idées sont plutôt en adéquation, comme l’estiment souvent les conservateurs américains au soutien d’interprétations textualistes ou originalistes de la Constitution, on aura tendance à placer une frontière stricte au profit de l’autonomie du juridique ; tandis que si l’on trouve « le » droit injuste, on y ramènera du politique pour le transformer, par exemple dans le sens de l’égalité et des droits des minorités comme y appelait le juge Ginsburg. Jusqu’à plaider la nécessaire confusion entre les stratégies subjectives et l’objectivisation de la norme, ce qu’on fait les Critical legal studies aux États-Unis dans les années 1970, d’inspiration marxiste, mais dont les auteurs sont aujourd’hui largement du côté des liberals, à l’instar d’un Mark Tushnet, et plus enclins à voir le droit de leur côté.

Il ne s’agit donc pas de défendre « le » droit, mais de défendre un droit que l’on estime plus juste, et pour cela de faire en sorte que les institutions judiciaires soient constituées d’une manière favorable, ou d’une manière qui n’enferme pas dans le conservatisme d’une lecture favorable au statu quo. Or, le décalage entre l’intérêt suscité par l’affaire RBG et le peu d'intérêt porté à la justice française est frappant. Il n’y a pas de raison qui rendrait ces débats moins vitaux pour notre démocratie hic et nunc - à condition bien sûr qu’ils n’aient pas lieu dans les termes propres aux États-Unis. L’une de ces spécificités est le rôle central que joue la Cour suprême, là où l’interrogation française sur les institutions judiciaires doit se porter sur plusieurs institutions : Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Cour de cassation, et aussi Cour européenne des droits de l’homme et Cour de justice de l’Union européenne. L’importance de la personnalité individuelle des juges et des usages militants des droits sont également amoindris, mais ne sont pas absents pour autant.

Une culture juridique et judiciaire du débat public

Les enjeux de fond que touchent les juridictions françaises sont les mêmes qu’ailleurs. C’est le cas devant les juridictions judiciaires sur les questions liées à la vie politique (les affaires Sarkozy), aux mœurs sociales (la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui), ou à l’égalité face à la violence d’Etat (l’affaire Adama Traoré). Les juges sont également confrontés aux décisions publiques, avec le Conseil constitutionnel qui contrôle la constitutionnalité des lois (pensons à l’état d’urgence sanitaire) et le juge administratif qui contrôle la légalité mais aussi la constitutionnalité et la conformité aux normes internationales des décisions administratives, qu’elles soient ministérielles, préfectorales ou encore territoriales (décisions dont la crise sanitaire a montré l’importance qualitative et quantitative). Pour comprendre le rôle que jouent les juridictions dans les affaires publiques, il faut que se développe en France une culture juridique et judiciaire du débat public, qui n’abandonne pas le droit à une supposée autonomie du politique.

Les possibilités de débat sur nos institutions judiciaires ne manquent pas. En témoignent les débats récents sur le parquet national financier, accusé par plusieurs personnalités politiques (dont le garde des sceaux lui-même) d’être une justice politique, si tant est que l’expression ait un sens. L’intérêt public était-il si grand pour le remplacement de trois des neuf membres du Conseil constitutionnel en 2019 ? Il faut pourtant se saisir de la question de leur expérience juridique (ce sont pour la plupart d’anciens hommes politiques), aussi bien que de leur représentativité sociétale et des idées qu’ils pourraient défendre au-delà des arguties juridiques. De même, la structure institutionnelle du Conseil d’Etat, à la fois conseil du gouvernement (pour la rédaction des décrets, arrêtés et projets de loi) et juge de l’administration, pose question. Le statut et la sélection de ses membres n’ont été abordés qu’en marge du débat sur les grands corps de la fonction publique et leur formation en 2019. Alors même que l’on trouve dans toutes les administrations centrales, dans tous les ministères, ces juges d’un jour.

Or, la connaissance de ces institutions et de leur rôle fait cruellement défaut dans l’espace public. Les possibilités de réforme pourraient être bien plus fines et audacieuses que de simples ajustements de nomination, en portant sur les procédures devant les juridictions, sur les formations de jugement et les règles de majorité, sur les pouvoirs de contrainte dont dispose le juge, ou encore sur la structure même des institutions judiciaires et administratives. C’est précisément ce à quoi de plus en plus de démocrates américains pensent : « désarmer » la Cour, plutôt que de quereller à échéance régulière sur l’équilibre idéologique de sa composition2. Cela ne revient pas forcément à porter atteinte à l’État de droit au détriment des magistrats, mais à resituer leur rôle dans le fonctionnement démocratique, d’une manière plus actuelle et consciente, dans l’intérêt de la justice elle-même. Quelles que soient les options choisies, elles devraient toutes être soumises à la discussion.

 

  • 1. Sylvie Kauffman, « À jouer avec le droit, les démocraties risquent de perdre leur âme », Le Monde du 23 septembre 2020.
  • 2. Ryan D. Doerfler et Samuel Moyn, « Reform the Court, but Don’t Pack It », The Atlantic du 8 aout 2020, https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2020/08/reform-the-court-but-dont-pack-it/614986/

Matthieu Febvre-Issaly

Doctorant en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Matthieu Febvre-Issaly est spécialisé en droit constitutionnel comparé et en théorie du droit.