
Les tribunaux européens, accélérateurs de sécularisation
Saisis à propos de diverses pratiques religieuses dans l’espace public (voile, circoncision, abattage, blasphème…), les tribunaux européens contribuent à la sécularisation et à la déchristianisation de l’Occident.
Gobalement, les lois et la jurisprudence des parlements et des tribunaux des pays européens (confortées par la Cour européenne des droits de l’homme) sont de deux ordres : premièrement, celles qui établissent des règles plus restrictives quant à la pratique religieuse en général, même si leur objectif premier est de fixer des limites à l’islam (limitation de tous les signes ostensibles religieux dans certaines parties de l’espace public, interdiction de la circoncision et de l’abattage rituel) ; deuxièmement, celles qui confortent ou affirment la primauté d’une identité chrétienne essentiellement culturelle (ce que les tribunaux allemands ont appelé la Leitkultur) : maintien des symboles chrétiens à l’exclusion des autres dans les bâtiments publics (Italie, Bavière), interdiction des minarets en Suisse, etc. Mais ces politiques restrictives rencontrent un défi : elles se doivent de respecter la liberté religieuse. Comment concilier sécularisation et liberté religieuse ? Comment concilier l’affirmation de la prépondérance chrétienne et la liberté religieuse des autres religions ?
Malgré leur diversité, toutes les constitutions européennes s’accordent de facto sur un certain nombre de points à propos de la religion. Non seulement toutes reconnaissent la liberté religieuse, qui n’est pas que le droit de ne pas être discriminé pour son « identité » (au même titre que la race ou le genre) ou de jouir d’une simple liberté de croyance (au même titre qu’une opinion politique ou philosophique), mais elles admettent bel et bien, toutes, le droit de pratiquer sa religion. La loi la plus restrictive de l’Europe, celle de 1905 en France sur la séparation de l’Église et de l’État, est très claire : elle ne porte ni sur la religion (puisque justement il y a séparation), ni sur la foi individuelle (puisqu’elle relève du domaine privé), mais sur le « culte », c’est-à-dire les pratiques religieuses. Elle limite, certes, mais surtout organise la pratique religieuse dans l’espace public (bâtiments, processions, aumôneries, signes religieux, sonnerie des cloches, prières publiques, liberté de pratique, exemptions comme le secret de la confession, etc.). Elle n’interdit nullement le port de signes religieux dans l’espace public : les quelques prêtres élus députés bien après le vote de la loi (l’abbé Pierre, le chanoine Kir) ne se sont jamais vu interdire de porter la soutane dans le Parlement (alors que les femmes députées se virent longtemps interdire le pantalon…).
Une précision s’impose : les tribunaux et les parlements n’ont jamais affirmé l’égalité des religions, mais seulement les limites de la liberté de pratiques (et de la liberté d’expression). Il leur arrive éventuellement d’affirmer le droit de mettre des signes religieux d’une religion particulière (ici le christianisme) au détriment des autres, si cela correspond à une « culture ». De même, aucune communauté religieuse n’a demandé l’égalité des religions : elles demandent seulement le respect de leurs pratiques (la nourriture casher par exemple) et de leurs croyances (pour les chrétiens, le droit à l’exemption de conscience ou celui de licencier des professeurs de l’enseignement privé catholique qui se remarient après divorce).
De fait, le respect de la liberté religieuse n’implique pas un traitement égalitaire des religions. Certaines religions peuvent être religion d’État (Danemark ou Grande-Bretagne) ou jouir d’un statut spécial (enregistrement automatique des mariages catholiques par l’état civil italien, statut juridique accordé ou non par l’État allemand). Mais aucun État ne peut imposer une religion ou s’immiscer dans le débat théologique (c’est une rupture, sur ce point, avec l’État issu du traité de Westphalie). L’État ne peut pas non plus soutenir une forme quelconque de prosélytisme religieux. En ce sens, tous les États sont neutres, y compris les États concordataires. Contrairement à ce que pensent les ultra-laïques français, la participation d’un officiel à un événement religieux n’est donc pas en soi une marque de soutien à telle ou telle religion tant que les officiels n’endossent pas la diffusion d’un message religieux. Si l’État utilise des symboles chrétiens, comme la croix, cela doit être purement culturel et surtout pas dans une intention prosélyte (les croix des drapeaux britanniques, scandinaves ou suisses n’ont rien de tel).
Mais la séparation entre le théologique et le politique fonctionne dans les deux sens : une citoyenne française ne peut pas, au nom de l’égalité entre hommes et femmes inscrite dans la Constitution, poursuivre l’Église catholique qui lui refuse l’entrée au séminaire pour devenir prêtre. L’État ne peut pas contester un élément théologique (par exemple, un verset de la Bible ou du Coran), mais seulement l’action des personnes qui pourraient s’en réclamer : ainsi, personne ne peut sacrifier son fils aîné à Dieu en prétendant avoir reçu une révélation (quid si le bélier, comme il est dit dans le récit du sacrifice d’Isaac [Gen. 22], ne se présente pas au dernier moment ? Le principe de précaution s’impose ici !). Mais la Révélation bénéficie de l’immunité. La seule marge de manœuvre des tribunaux, intéressante à observer, est de savoir si l’excuse religieuse (ou culturelle) vaut circonstance atténuante ou, au contraire, aggravante. Mon intuition (à confirmer par des recherches sur la jurisprudence) est qu’elle est passée, des années 1990 aux années 2010, de la première à la seconde hypothèse (c’est clair en ce qui concerne l’excision pour le culturel et la circoncision pour le religieux). Nous prendrons ici un certain nombre de cas emblématiques depuis une douzaine d’années, car ils indiquent les tendances lourdes du droit européen.
Les lois sur les signes religieux
Un certain nombre de pays ont fait des lois pour limiter le port de tenues islamiques. Dans toute l’Europe, on va vers une extension de l’interdiction de la burqa, mais celle-ci n’est jamais présentée comme l’expression d’une pratique religieuse (d’abord, parce qu’elle est un choix personnel et non une obligation théologique) : elle est bannie avant tout pour des raisons de sécurité et de « vivre-ensemble ». On élude, ce faisant, la question religieuse.
Mais pour le voile, on ne peut nier son caractère religieux : en effet, beaucoup de théologiens musulmans le considèrent comme une obligation ! Et comme l’État ne peut décider de la bonne interprétation du Coran, il doit constater qu’il s’agit bien d’un signe religieux. De là, deux types de législation : soit on considère que c’est seulement le voile islamique qui pose problème, soit on réévalue la place de tous les signes religieux. C’est ce dernier choix que fait la loi de 2004 en France, sur le signe religieux dans les établissements scolaires. Or la question ne se posait pas avant : si les signes chrétiens ou juifs étaient rares, ils étaient possibles et surtout jamais clairement définis. La loi sur le voile ne parle pas de l’égalité des religions, mais du signe religieux en général.
Mais d’un seul coup, tout signe religieux est effacé d’une partie de l’espace public : la soutane (que pouvait porter l’aumônier catholique, même si elle avait presque disparu du paysage), la kippa, les turbans sikhs, voire les « grandes croix syro-chaldéennes » (dixit le ministre Luc Ferry[1], sauf que personne n’a jamais vu de telles croix). On a donc bien ici une extension de la sécularisation de l’espace public.
Le deuxième type de jugement sur le voile (Allemagne, Suisse) interdit spécifiquement le voile islamique et refuse d’étendre cette interdiction aux signes chrétiens, arguant que la référence au christianisme fait partie de la culture dominante (Leitkultur). Ici, le problème est posé différemment : il s’agit de savoir en quoi le signe chrétien peut être sauvegardé.
La circoncision
Dans un jugement du 7 mai 2012, à propos d’une plainte contre un médecin qui avait pratiqué une circoncision sur un enfant d’une famille musulmane, la cour d’appel de Cologne en Allemagne déclarait que la circoncision devait être considérée comme un délit de coups et blessures volontaires, même si elle était effectuée par un médecin, sauf si c’était pour des raisons médicales. Dans les attendus du jugement étaient avancés deux arguments : la circoncision est une atteinte à l’intégrité physique de l’enfant, mais aussi une atteinte à sa liberté religieuse, du fait qu’on impose à l’enfant un marqueur religieux irréversible alors qu’il n’est pas en position de choisir. Le premier argument relève d’un classique conflit entre droits équivalents : la liberté religieuse et l’intégrité physique. Mais le second est plus original et beaucoup plus grave, car il oppose la liberté religieuse de l’enfant à celle des parents : « Le corps étant modifié de façon irréparable, [la circoncision irait contre] les intérêts de l’enfant qui doit décider plus tard et par lui-même de son appartenance religieuse [2]. »
La liberté religieuse est définie ici comme strictement individuelle : il faut laisser l’enfant grandir sans lui inculquer de religion, qui ne peut être pour lui qu’une option parmi d’autres. Derrière la défense de la liberté religieuse, il y a une redéfinition de ce qu’est la religion, qui n’est plus ni tradition ni communauté, mais un choix parmi tous les autres possibles. Pour simplifier : la liberté religieuse ne peut s’exercer que dans un espace préalablement sécularisé et religieusement aseptisé, pour que le choix de l’enfant devenu adulte n’obéisse à aucune contrainte.
On peut assurément être pour ou contre la circoncision au nom du premier argument, mais il faut voir que le second argument enlève à la religion toute dimension à la fois transcendante et historique. C’est instituer, non pas la neutralité de l’État, mais le relativisme comme doctrine officielle. L’Église catholique ne s’y est pas trompée : le cardinal-archevêque de Cologne, Mgr Joachim Meisner, a déclaré que le jugement du tribunal instaurait un « devoir de protection des enfants par l’État à l’encontre du choix des parents [3] ». On retrouve bien ici le débat sur l’anthropologie de la famille.
On pourrait considérer ce jugement comme d’autant plus anecdotique qu’il a été de fait invalidé par une loi du Bundestag, suite aux protestations de la communauté juive (il ne faut pas oublier qu’une des premières décisions du régime nazi fut d’interdire la circoncision et l’abattage rituel). Mais le Parlement a laissé intacte l’argumentation du tribunal. Il a pris une décision politique et non juridique, en déclarant que les communautés juives et musulmanes devaient pouvoir vivre en Allemagne. Or, dans d’autres pays qui n’ont pas cette autocensure morale, la campagne contre les deux marqueurs religieux (circoncision, abattage rituel) bat son plein : l’Islande a interdit le premier en 2018, et les pays scandinaves l’envisagent sérieusement.
L’abattage rituel
Le 17 février 2018, le Danemark interdisait (ou édulcorait, selon la version officielle) l’abattage rituel, casher ou halal. Comme pour la circoncision, on avance deux arguments. Le premier porte sur la souffrance de l’animal, ouvrant un classique conflit de droits. Mais le second argument va plus loin : il renverse la hiérarchie des droits. « Le droit des animaux doit primer sur la religion », a déclaré le ministre danois de l’Agriculture, Dan Jorgensen[4]. Il ne faut pas voir ici seulement une expression subtile d’antisémitisme ou d’islamophobie (même si c’est la motivation de certains partisans de cette interdiction). Le mouvement de défense des animaux qui se développe et se radicalise aujourd’hui en Europe attaque aussi bien les boucheries halal que non halal, les laboratoires pharmaceutiques, les chasseurs, fourreurs et autres carnivores.
L’homme perd sa place
entre l’animal réhabilité et l’ange froid de l’algorithme.
Ici encore, c’est un changement anthropologique qui se dessine dans le renversement de l’échelle des droits, la remise en cause de la frontière entre l’homme et l’animal, clairement établie dans toute la tradition chrétienne et occidentale : Dieu crée les animaux avant l’homme, mais il donne par deux fois pour consigne à l’homme et à la femme de « dominer » les animaux, « les poissons dans la mer, les oiseaux dans le ciel et les animaux qui rampent sur la terre » (Gen. 1, 26 et 28) ; Descartes a construit le cogito sur l’opposition à l’animal machine, et l’anthropologie moderne a défini la culture comme la rupture avec la nature.
Cela va de pair avec l’importance croissante accordée à l’éthologie (qui étudie les règles de la vie sociale déjà présentes chez les animaux) et à l’évolution (qui explique tout, de la monogamie à la polygamie en passant par le viol) pour justifier les pratiques humaines, sans avoir à s’embarrasser d’un débat sur les valeurs ; et cela va de pair aussi avec les recherches sur l’intelligence artificielle, qui autonomise une raison posée comme indépendante de l’humain.
On n’est plus dans la hiérarchie et la tension animal/homme/ange, chère à Pascal, car l’homme perd sa place entre l’animal réhabilité et l’ange froid de l’algorithme. Cet aplatissement est aussi une extension de la sécularisation.
Le blasphème
Tant des organisations islamiques que des associations chrétiennes ont tenté de faire interdire des œuvres diverses sous l’accusation de « blasphème ». La notion de blasphème ou d’atteinte à Dieu définit bien deux ordres : le sacré et le profane (où, par définition, on ne peut pas blasphémer mais seulement injurier ou moquer). Par conséquent, la législation de pays « laïques » ne peut entériner la notion de blasphème ; tant et si bien qu’à la suite de l’affaire des « Versets sataniques » (un roman de Salman Rushdie, publié en 1988, qui a entraîné de violentes manifestations et une fatwa condamnant Rushdie à mort), les quelques pays européens où survivait une prohibition du blasphème, par ailleurs tombée en désuétude (Grande-Bretagne), se sont empressés de supprimer l’article en question.
Le tribunal entérine, ou constate, la déculturation du religieux.
Or, curieusement, on trouve des cas récents, à commencer par la très laïque France, où les tribunaux se sont emparés de la question. Le cas le plus intéressant, qui n’a pas été démenti par la Cour de cassation faute d’appel, est celui de la plainte portée par une association catholique contre la société Marithé et François Girbaud en 2005. Les faits sont simples : la société mène campagne de publicité pour sa marque de vêtements, placarde dans les rues de Paris des affiches qui détournent le tableau La Cène de Léonard de Vinci (1498), où les apôtres du Christ sont remplacés par de jeunes femmes dénudées. Le tribunal condamne la société avec les attendus suivants : « Le choix d’installer dans un lieu de passage obligé du public cette affiche aux dimensions imposantes constitue un acte d’intrusion agressive et gratuite dans les tréfonds des croyances intimes. […] La légèreté de la scène fait par ailleurs disparaître tout le caractère tragique pourtant inhérent à l’événement inaugural de la Passion. […] L’injure ainsi faite aux catholiques apparaît disproportionnée au but mercantile recherché. »
Cela appelle deux remarques. D’une part, la dimension culturelle du tableau (Léonard de Vinci est un grand artiste et son œuvre appartient à tout le monde, non à l’Église) est implicitement niée : le tribunal ne dit pas que l’affiche parodie Léonard de Vinci (ce qui est évidemment le cas, car le tableau est plus connu que le passage de Luc 22, 7-38), mais qu’elle parodie Jésus et les apôtres. L’Église se voit accorder un copyright sur la Cène, c’est-à-dire sur toute représentation de l’instauration de l’eucharistie, parce que c’est un dogme essentiel. Est donc nié le concept même de culture chrétienne, c’est-à-dire l’idée qu’un élément d’origine religieuse puisse être déplacé dans un contexte culturel profane où croyants et non-croyants peuvent en « jouir » sans exhiber leur certificat de baptême. C’est bien entériner la rupture entre marqueur religieux et marqueur culturel : il faut désormais choisir. Le tribunal entérine, ou constate, la déculturation du religieux.
Mais la deuxième dimension est encore plus intéressante : le tribunal ne punit pas le mal fait au sacré, c’est-à-dire au Christ (dont il ne peut faire un sujet de droit, pas plus que du prophète Mohammed), mais la souffrance infligée à l’homme et à la femme croyants. Il ne s’agit plus de blasphème, mais de dommages et intérêts. Or, quand il punit l’injure faite aux personnes, il sécularise la dimension sacrée, car on n’est plus alors dans la transgression (qui suppose un sacré), mais dans le dommage et intérêt envers la souffrance d’une collection d’individus, souffrance qui, dans le droit fil des valeurs de 1968, est un scandale. En effet, l’individu a droit au bonheur tranquille, à la paix intérieure, à ce qu’on lui fiche tout simplement la paix. Loin du sens du tragique, si prégnant dans l’Évangile. Dans ce type de jugement, c’est l’âme que le tribunal sécularise.
Le démantèlement de l’immunité cléricale
Les communautés de foi de toute obédience n’arrivent plus à imposer leurs « principes non négociables » à la société. En conséquence, elles se replient sur la défense d’une « clause de conscience » ou d’une « exemption cléricale », qui permettrait aux croyants d’être dispensés de suivre certaines obligations statutaires (comme, pour un médecin, de pratiquer un avortement ou, pour un maire, de célébrer un mariage homosexuel). Les tribunaux décident toujours au cas par cas, mais globalement, la sécularisation avance, même aux États-Unis où, pour un pâtissier qui obtient le droit de refuser de faire un gâteau de mariage pour un couple gay, les employés de l’État se sont vu refuser le droit individuel de s’abstenir de délivrer des certificats de mariage à de tels couples.
La protection donnée par l’Église aux prêtres pédophiles et l’obstruction qu’elle a ensuite opposée à toute enquête ont eu des effets dévastateurs, non seulement en termes de prestige et d’image (comment donner des leçons sur l’avortement si on détruit le corps et la personnalité des enfants ?), mais surtout en amenant l’opinion publique et les autorités à contester des pans entiers de l’espace religieux. Le cas le plus clair est l’Australie, où le parlement du Territoire de la capitale australienne a voté, en juin 2018, l’interdiction du secret de la confession en ce qui concerne la pédophilie. C’est une mesure de bon sens devant la réticence de l’Église à dénoncer les prêtres coupables. Mais, comme le dit l’archevêque de Canberra et Goulburn, Mgr Christopher Prowse, c’est aussi « une intrusion dans la vie sacramentelle de l’Église », car la confession est la condition de l’eucharistie et donc du salut[5]. Si le pécheur ne se confesse pas de peur d’être dénoncé, alors l’objet même de l’Église, le salut des âmes, est mis en cause. Certains diront qu’il ne s’agit que du cas des abus sexuels, mais on peut supposer que devant l’exigence croissante de transparence dans nos sociétés, la liste des crimes et délits annulant le secret de la confession ne fera que s’étendre et que seuls les masturbateurs pourront prétendre au salut éternel.
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Si, sur ce cas, l’Église n’a à s’en prendre qu’à elle-même, le résultat va dans le sens de notre thèse sur l’extension de la sécularisation et la déchristianisation de l’Occident. Dans le cas de la confession, le pouvoir séculier refuse de prendre en compte la question théologique, et il est dans son rôle. Mais on a de plus en plus de cas où l’opinion publique, largement déchristianisée, exige que les pouvoirs séculiers interviennent dans le théologique. En 2009, à Recife, au Brésil, une fillette de neuf ans, violée par son beau-père et enceinte de jumeaux, subit un avortement pour raisons médicales. L’archevêque de Recife, Mgr José Cardoso Sobrinho (qui avait été nommé en 1985 par Jean-Paul II pour remplacer l’évêque progressiste Don Helder Camara) excommunie la mère et le médecin, mais se rétracte ensuite à propos de la première parce qu’elle aurait changé d’avis (sous la pression du curé de la paroisse). L’opinion est indignée, d’autant que le violeur n’est pas excommunié. L’archevêque explique alors que, selon le droit canon, l’avortement, qui pour l’Église est un meurtre, est bien plus grave que le viol. Scandale ! Des voix dans l’Église s’élèvent pour critiquer le manque de charité de l’évêque, mais sans remettre en cause la hiérarchie des fautes selon le droit canon. On a donc bien ici deux mondes différents, qui s’opposent de tout en tout sur les valeurs. Que le débat sur l’avortement soit public est on ne peut plus normal, mais que le débat sur l’excommunication le soit aussi est plus curieux : pourquoi des non-croyants se sentiraient-ils concernés par le salut d’une âme ? Pourquoi ne pas en rester à la condamnation de l’attitude de l’Église sur l’avortement ? Pourquoi exiger de l’Église qu’elle fasse amende honorable sur sa théologie, si l’on n’est pas membre de l’Église ? Pourquoi demander l’eucharistie pour tous ?
Cette ingérence du séculier dans le théologique touche toutes les religions. Chez les juifs pratiquants, la halakha stipule qu’une femme divorcée ne peut pas se remarier religieusement sans une autorisation de son ex-mari, le get. Les tribunaux civils ne devraient pas se préoccuper de cela, et pourtant, même en France, ils le font au nom du préjudice moral, ce qui revient à la fois à reconnaître le poids du religieux, mais aussi à le « domestiquer » et à le psychologiser (croire, c’est souffrir)[6]. Quant à l’islam, une pétition en France exigeait récemment la suppression de versets du Coran, sans bien sûr demander la suppression des versets très similaires dans les livres de l’Exode ou du Lévitique[7]. Mais les pétitionnaires l’auraient-ils fait que cela ne changerait rien : exiger la correction d’un texte sacré, c’est affirmer la relativité de toute révélation religieuse, c’est miner le fait religieux lui-même, c’est le séculariser. L’exigence d’aligner autoritairement les normes religieuses sur les normes séculières pose problème dans une démocratie libérale, car cela nie ce qui fait que le religieux est religieux (c’est un problème que n’a pas le gouvernement chinois qui applique ce principe à grande échelle sur ses musulmans et ses catholiques).
Même si tous les jugements concernant le religieux sont loin d’impliquer l’islam (comme le crucifix en Italie ou la pédophilie), la question religieuse est gérée en « mode crise » du fait de la focalisation sur la pratique de l’islam (le voile). Ce sont donc les parlements et les tribunaux (sous le contrôle final de la Cour européenne des droits de l’homme) qui tranchent, sous la pression d’une opinion publique mobilisée autour de cas concrets. Notre thèse est que la gestion par les tribunaux du religieux en général et de l’islam en particulier revient à remodeler l’ensemble du champ religieux en Europe. La question n’est pas de savoir si les décisions de la Cour européenne et d’autres tribunaux sont « islamophobes » ou non (le terme est trop flou pour être vraiment utile). Il s’agit d’étudier leur effet sur le rapport de l’Europe au christianisme. Or cet effet est également négatif pour le christianisme et le judaïsme, parce qu’il nie le religieux en général, et contribue à la sécularisation des sociétés européennes.
[1] - L’Obs, 22 janvier 2004.
[2] - Marianne Heimbach-Steins, Religious freedom and the German circumcision debate, Fiesole, European University Institute/Religiowest/Robert Schuman Centre for Advanced Studies, 2013 (cadmus.eui.eu).
[3] - La Croix, 15 juillet 2012.
[4] - www.france24.com, 19 février 2015.
[5] - Canberra Times, 6 juin 2018.
[6] - Pour un état de la discussion en France, voir Francis Messner, Pierre-Henri Prélot, Jean-Marie Woerhling (sous la dir. de), avec la contribution d’Isabelle Riassetto, Droit français des religions, article 1416, Paris, LexisNexis, 2013.
[7] - « Manifeste contre le nouvel antisémitisme », Le Parisien, 21 avril 2018.