
La ville du quart d’heure
La ville de Paris communique ces temps-ci autour de « la ville du quart d’heure », où toutes les commodités seraient accessibles en quinze minutes de marche. Que penser de cette appréhension de nos organisations quotidiennes ?
Qui n’a pas rêvé de trouver ce dont il a besoin pour son quotidien à deux pas de chez lui ? Non seulement de quoi manger, mais aussi la presse, la laverie automatique, la droguerie, l’épicerie bio et les services (coiffeur, médecin, kiné, réparateur de vélo, que sais-je encore ?). On appelait cela la vie de quartier. Lorsqu’on ouvre un hypermarché à la périphérie des villes, accessible aux seuls consommateurs motorisés, l’on déplace la centralité quotidienne. De même en « ubérisant » la plupart des activités afin que des coursiers viennent vous livrer à domicile, l’on transforme le rez-de-chaussée des villes en tuyaux aux murs aveugles. Plus de contact humain, des applications smartphone, « Tapez 1, tapez 2 et validez votre paiement par carte bancaire ». Comme le dit Jean-Luc Godard : « Avant, il y avait machin, maintenant, c’est machine ! »
Vivre dans un quartier bien équipé, où l’on trouve tout à pied à moins d’un quart d’heure de son logement, paraît aller de soi. Pourtant, la morphologie des villes, le tout-voiture, l’emplacement des commerces et des services ne favorisent pas partout leur répartition équitable. Il existe des centres-villes quasi dépourvus de commerces sauf ceux destinés aux touristes, tout comme des coins pavillonnaires essentiellement résidentiels où les habitants rentrent chez eux en voiture après avoir fait les courses. Il y a des villes très étendues et mal desservies en transports en commun, où l’habitant n’a rien à se mettre sous la dent à moins d’une demi-heure de déambulation… Il est donc impossible de proclamer qu’il faille établir « la ville du quart d’heure », comme la ville de Paris le fait, avec une élue qui y travaille à temps plein.
Et pourquoi pas cinq ou vingt minutes ? Pour certains quartiers de Paris, sans être trop regardant sur la qualité des produits, des services et leur coût, un jeune diplômé au salaire confortable aura l’impression que tout lui appartient dans un rayon d’un quart d’heure de marche. Mais dès que d’autres critères interviennent, il lui faudra changer de quartier et y aller à vélo…
Le citadin est un être paradoxal, qui veut du bruit et du silence, de la solitude et de la multitude, de la vitesse et de la lenteur… Ses humeurs guident ses actions : lorsqu’il fait le marché, il prend son temps ; en revanche, un soir, rentrant tard du travail, il commande des sushis…
Déjà au cours des années 1950, des sociologues se sont intéressés à la vie quotidienne afin de doter chaque quartier de ce qui le rendrait agréable. La fameuse « grille Dupont » des désastreux grands ensembles attribuait un emplacement à chaque activité, tout comme dans l’Unité d’habitation de Le Corbusier, avec sa rue commerçante au troisième étage, l’école au dernier et sa cour de récréation sur le toit ! Après Mai 68, le slogan « Changer la ville pour changer la vie » s’attarde sur les conditions de transports (c’est la dénonciation de l’aliénant « métro-boulot-dodo »), les horaires des services publics et des commerces pas assez ouverts, la consécration du week-end libre…
De nombreux rapports visent à réaliser « la révolution du temps choisi », pour reprendre le titre d’un ouvrage majeur paru en 1980, sous la direction de Jacques Delors, dont la fille, Martine Aubry, fut à l’origine des 35 heures. La Datar, à la fin des années 1990, aborde la question du chrono-urbanisme ; le ministère de la Ville commande à Edmond Hervé un rapport sur le temps des villes, remis en juin 2001 ; de mon côté, je publie Le Quotidien urbain. Essais sur les temps des villes (La Découverte, 2001). À cette époque, on découvre les « bureaux des temps » que l’Italie tente de généraliser suite à la loi Turco de 1986 qui affirme que « les femmes changent les temps », ceux d’Allemagne, de Suède, des Pays-Bas… Les villes françaises tardent à s’y mettre : Poitiers et Rennes donnent l’exemple au début du siècle. À présent, celles qui élaborent une politique temporelle demeurent exceptionnelles. Anne Hidalgo avait pourtant cette responsabilité lors de la première mandature de Bertrand Delanoë…
La ville du quart d’heure, c’est de la com’ !
À dire vrai, il convient de temporaliser nos territoires et de territorialiser nos temporalités. La ville du quart d’heure, c’est de la com’ ! Un truc de privilégiés, comme la ville 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, qui oublie que pour qu’elle fonctionne jour et nuit, il faut des travailleurs dans la soute… Il nous faut cultiver les no man’s times que sont l’attente, l’ennui, la sieste, la rêverie, et espérer harmoniser les temps sociaux avec les chronologies biologiques des êtres vivants et contrer toute normalisation de tout emploi du temps. Le temps est une gourmandise qui échappe à toute dimension fonctionnelle et utilitariste ; gardons-lui cette qualité et récusons toute quantification temporelle…