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Aide humanitaire aux habitants de la ville de Kupiansk (région de Kharkiv en Ukraine). Octobre 2022. Via Wikimédia
Aide humanitaire aux habitants de la ville de Kupiansk (région de Kharkiv en Ukraine). Octobre 2022. Via Wikimédia
Flux d'actualités

La beauté est de leur côté

Depuis un an, le pouvoir russe commet des crimes de plus en plus évidents contre les civils ukrainiens. Son travail de mensonges de guerre est désormais mis en péril. Mais l'ennemi des démocraties refusera tout compromis. Heureusement, l’héroïsme des Ukrainiens sauve la situation, mais pour combien de temps ?

Depuis un an, les formes de destructivité de cette guerre sont maintenant visibles et avérées : leurs preuves se multiplient dans les zones libérées ; elles sont l’objet d’une travail rigoureux d’enquête en vue des procès à venir, quelles que soient les juridictions (nationales ou internationales). Le rêve de justice flambe dans le cœur des survivants. Même si la guerre est toujours en cours, le travail pour le tribunal a déjà commencé : les temporalités sont compressées dans cette première guerre mondiale du xxie siècle. Ce qui se déroulait en trois temps au xxe siècle (la guerre et les crimes, puis la paix et les tribunaux, enfin les musées et le travail de mémoire) se déroule désormais en même temps. On peut voir à Kyiv des expositions sur la guerre en cours.

Prédation du même

La spécificité de cette guerre, son exceptionnelle et systématique criminalité contre les civils, est liée à l’idéologie du pouvoir russe, qui a pris la responsabilité du crime d’agression : la nation ukrainienne serait russe sans le savoir – reste à le lui expliquer sérieusement. Or ce qui est « soi » est « à soi » : plus originale que les guerres coloniales, qui dévorent « l’autre » comme inférieur, cette guerre est une entreprise de récupération du même, de son propre corps, de son propre sang. Tout est volé, sinon détruit, et approprié dans une métabolisation accélérée. Tout doit, en revenant à la Russie, redevenir russe : le paysage, la langue, la monnaie, l’enseignement, les formes de communications collectives, les plats de cuisine, les chansons, les injures. Une russification à marche forcée a lieu dans les territoires occupés. Cette dévoration qui broie les choses et les êtres ukrainiens pour régurgiter du russifié devient cannibale quand ce sont les enfants qui sont volés à leurs parents ukrainiens, déportés, adoptés au loin par des familles russes et exhibés, pour une dizaine d’entre eux, le 22 février 2023, sur le podium du grand stade Loujniki de Moscou, lors d’un festival à la gloire de la guerre. La liste des infamies historiques, déjà bien remplie, se voit allongée d’une ligne avec cette atroce exhibition d’enfants volés, remerciant, versant des larmes en public et chantant l’hymne de leurs ravisseurs.

L’assassinat de la réalité dans le mensonge politique par le pouvoir du Kremlin contient une dimension de perversion qui n’est pas psychologique, mais politique. Il n’y a pas d’autre issue pour un pouvoir criminel que de construire la version des faits qui le couvre. Plus de soixante-dix ans de travail des polices politiques de l’Union Soviétique et de la Russie de Poutine ont entraîné une expertise dans le mensonge d’État. Le service de renseignement (FSB) est au travail nuit et jour pour nier avec brio et morgue les crimes flagrants, et ainsi assurer la survie du régime : ils siphonnent ce qu’il y a de meilleur, de plus vrai et de plus fort moralement dans les paroles de leurs victimes ou de leurs porte-parole – voler leurs mots pour les retourner, et ainsi s’approprier leur identité de manière mimétique. Ce seraient ainsi eux qui sauvent les enfants, les civils, les droits de l’homme et les libertés des peuples. On peut même reconnaître, dans le dernier discours de Poutine, le vol de passages des discours de Zelensky. Cette prédation mimétique est celle du vampire, qui boit le sang moral de ses proies pour survivre. Il est vital pour ce pouvoir de renverser la situation et de prendre la place morale et historique de ses victimes dans le théâtre des faits, en s’appropriant leur langage, leurs paroles, leur identité morale, leur position dans le champ de l’histoire. Mais plus le temps passe, et plus ce travail de cannibalisme moral est à la peine : la brutalité de la guerre réelle est de moins en moins susceptible de manipulation et, au bout d’un an, les exploits rhétoriques de la propagande du Kremlin commencent à dévoiler leur ronde grotesque dans le grand cirque des mensonges d’État (Satan et les Gay Pride de l’Occident pédophile et nazi – et même nazi juif comme Zelensky – et l’Otan, agresseur voulant accomplir la solution finale contre les Russes etc.). Dans ce carnaval de la guerre des mots se laisse deviner la non-pensée dénuée d’originalité, mais pas pour autant délirante, du despote : garder son pouvoir à n'importe quel prix.

Refus de la démocratie

Depuis vingt ans, le pouvoir russe fait preuve de « résilience » – je m'autroise à appliquer ce mot totem au bourreau – face au mal qu’il commet comme aux échecs qu’il subit. À chaque défaite, il rebondit et réattaque de façon différente, et finit souvent par l’emporter. Le fait qu’il n’ait aucun scrupule ni hésitation à user des pires trahisons et violences lui confère une avance sur ses ennemis, qui ne sont pas des anges, mais se sont accordés sur certaines règles minimales de droit. Cette résilience du bourreau s’appuie la présence, autour du président russe, du cercle politique des tenants, avant lui, du refus de toute démocratisation de l’espace de l’Union soviétique. Les polices politiques et services de sécurité des partis uniques, en Roumanie et Yougoslavie par exemple, ont tout fait pour contrecarrer la démocratisation dès la fin des années 1980 dans leurs pays – au prix parfois de guerres atroces, comme en Yougoslavie.

En ce moment, la ligne des ennemis de la démocratie (de la Chine à l'Iran) se durcit aussi, à l’intérieur comme à l’extérieur. N’oublions pas que les structures sécuritaires des partis uniques ont a pris l’habitude, tout au long du xxe siècle, d’infiltrer les partis communistes, les syndicats, les intellectuels sur tous les continents, et d’assassiner, en Espagne comme en Algérie, en Amérique latine comme en Afrique, les opposants de gauche, les anarchistes, les sociaux-démocrates, ainsi que les défenseurs des droits humains. Maintenant, débarrassés de la langue de bois marxiste, ils se rapprochent des extrêmes droites de la planète, tout en maintenant leurs anciennes relations. Pire que Poutine, ce n’est pas un Evgueni Prigogine (l’entrepreneur qui a fondé l’entreprise de mercenaires Wagner), qu’une petite tasse de Novitchok saura revigorer, ni un Ramzan Kadyrov, le chef de la République tchétchène aux bottes du despote, mais les vieux durs du parti unique, militaires et sécuritaires, aux fortunes colossales bien placées, en lien avec d’autres services sécuritaires et de nombreuses mafias de la planète – dont Poutine est la création en 1999.

Par conséquent, même défait militairement en Ukraine, le Kremlin continuera sa guerre hybride et sa lutte mondiale contre les démocraties, de façon de plus en plus inquiétante. En ce sens, les pacifistes qui rêvent de trouver un compromis en Ukraine – et tant pis pour les Ukrainiens – s’illusionnent, hélas : cette guerre n’est pas finie, surtout en Europe et dans les pays voisins de la Russie, comme au niveau mondial. On soupçonne désormais que des attentats contre les Américains en Afghanistan ont été commandités par le service de renseignement militaire russe (GRU) – la Russie a rapidement reconnu le pouvoir des infâmes talibans, ennemis déclarés de la moitié du genre humain. L’alliance entre l’Iran, la Chine, la Russie et la Corée du Nord a le mérite d’être claire : que la mouvance de gauche pro-russe en Europe regarde bien en face cette alliance des pires régimes au monde ! Les démocraties sont plaines de crimes et de fautes, et il n’y a pas de « gentils », mais, hélas, il semblerait que les méchants de bande dessinée de science-fiction soient bien là en face de nous… Il faut faire l’hypothèse, dans notre pays, que règne une angoisse diffuse depuis un an, que l’on pourrait vérifier en sondant les insomnies, les rêves et les cauchemars des foules anonymes, ainsi que la consommation d’alcool et de psychotropes : les Français dorment moins bien depuis un an.

Mais il arrive aussi des faits magnifiques, inespérés, désespérés, comme la résistance ukrainienne, héroïque et tragique, armée et populaire, qui rythme l’actualité quotidienne de cette guerre et en écrit l’histoire depuis un an. Chaque jour de résistance repousse l’impossible victoire de l’agresseur, qui signifierait la fin du droit international et la victoire de droit du plus fort. Si Hitler avait eu le doigt sur le bouton rouge, on lui aurait donné l’Alsace, la Lorraine et le Jura aussi, pour que notre cher Adolf goûte le comté. Après un an de guerre, s’écraser diplomatiquement semble de plus en plus difficile pour les alliés et leur défense des valeurs démocratiques, auxquelles aspirent de nombreuses populations civiles opprimées, en Érythrée par exemple. Inversement, une victoire de l’Ukraine serait inacceptable pour le pouvoir russe, qui trouvera encore, dans la traîtrise et le mensonge, un moyen infâme de déjouer le cours des choses. Mais il faudra bien que le Kremlin y soit acculé. En attendant, le sang des Ukrainiens nous sauve de cette alternative impossible, mais cela ne peut pas durer trop longtemps…

En Ukraine comme en France, il y a de l’extrême droite, du racisme anti-Tziganes, de la corruption, des collaborateurs veules, des sadiques, des cinglés et des tordus. Mais être victime n’est pas un passeport de sainteté, c’est la qualification d’une situation de fait. Qu’on le veuille ou non, pas un millimètre carré de terre russe n’a été envahie par qui que ce soit. Une France agressée garderait tous ses défauts… Mais, et cela aussi est un fait, surgissent tout à coup, sur le terrain le plus dur de la guerre, de l’héroïsme, du courage inventif, de l’humour ravageur, un président historique, des solidarités insensées ! La population ukrainienne est à l’œuvre, diffusant des informations de qualité, inventant de formes d’aide aux soldats sur le front et restaurant un monde possible : la beauté est de leur côté.

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…