
La guerre en Ukraine vue depuis les pays baltiques
Convoités de longue date par leur voisin russe, politiquement marginaux dans leur aire géographique, les États baltiques tentent depuis deux décennies d’alerter le reste de l’Europe. La guerre en Ukraine marque l’aboutissement d’une démarche idéologique engagée par Poutine au moins depuis 2004, et poursuivie via une série de coups de force dans l’indifférence totale des dirigeants européens.
Pour bien comprendre la situation des pays baltiques vis-à-vis de Moscou, et les causes de vulnérabilité spécifiques de cette région, il faut d’abord se souvenir que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie sont, selon les critères habituels, de petits États1 : guère plus de 6 millions d’habitants à eux trois (contre 44 millions pour l’Ukraine), vivant sur un territoire convoité par la Russie depuis Pierre le Grand, qui souhaitait offrir à la Russie une fenêtre sur la Baltique. La ville de Riga (et son port) a toujours revêtu une importance économique et symbolique particulière aux yeux de l’intelligentsia russe. En outre, dans le contexte actuel, Minsk étant complètement tombé sous l’emprise de Moscou, la vulnérabilité militaire de ce que l’on appelle le corridor de Suwałki, étroit passage polono-lituanien de 70 km de long séparant l’extrémité nord du territoire du Belarus de celle, au sud, de l’exclave russe de Kaliningrad2, constitue une menace d’isolement territorial vis-à-vis du reste de l’Otan et de l’Union européenne. Enfin, le fait que la vie démocratique des trois États représente une provocation permanente aux yeux du maître de Moscou constitue à terme un facteur supplémentaire de vulnérabilité pour les trois pays.
La Russie n’a renoncé à aucun territoire européen appartenant ou ayant appartenu à ce qu’elle nomme le monde russe.
Cela fait deux décennies que les responsables politiques des États baltiques (conjointement avec ceux de Pologne) s’évertuent à mettre en lumière cette situation. Les observateurs baltes considèrent d’ailleurs que, depuis 2004 au moins, Poutine se prépare méticuleusement à attaquer l’Occident. Or personne ne les a jamais écoutés. Selon eux, cette insouciance européenne est irresponsable et contraste avec l’attitude des États-Unis qui, eux, ont prêté quelque attention à leurs objurgations. Pourtant, les preuves s’accumulaient. À partir de 2008, la modernisation du potentiel militaire russe était impressionnante. L’agression de la Géorgie en 2014, suivie de celle de l’Ukraine (Crimée, Donbass), les guerres du Caucase (Haut-Karabagh, 2020) puis la répression au Kazakhstan en janvier 2022 venaient périodiquement confirmer ce qu’ils considèrent comme l’aveuglement de l’Occident. La préparation par les stratèges du Kremlin de la dépendance énergétique de l’Europe occidentale, notamment de l’Allemagne (gazoduc Nord Stream, vu comme un cheval de Troie du Kremlin), aurait dû interroger. Enfin, l’ultimatum russe à l’Occident du 17 décembre 20213 n’aurait dû laisser subsister aucun doute concernant les intentions russes. Aujourd’hui, pense-t-on de Vilnius à Tallinn, si la Russie venait à considérer qu’elle a gagné son « opération militaire spéciale » en Ukraine, ces pays seraient vraisemblablement les prochains sur la liste des cibles russes, conviction fondée sur la certitude que la Russie n’a renoncé à aucun territoire européen appartenant ou ayant appartenu à ce qu’elle nomme le Russki mir (« monde russe »). C’est par là que Moscou devrait tester la réaction de l’Otan à la mise en œuvre de reconquête du « monde russe » intégré à l’Otan.
Hétérogénéité des situations et des points de vue
Cela étant, les ressentis subjectifs des trois pays ne sont pas absolument les mêmes. En Lituanie, l’opinion populaire ressent dans une large mesure, que « l’Ukraine, c’est nous ! » Une sorte de rémanence de l’État polono- lituanien d’avant 1772 (premier partage de la Pologne-Lituanie), époque où le pays était une grande puissance européenne, qui engendre une impression d’être déjà en guerre. Il s’y ajoute la vulnérabilité spécifique entraînée par la question du transit ferroviaire entre le Belarus et l’oblast de Kaliningrad en raison des récentes limitations imposées par Vilnius pour se conformer aux mesures européennes d’embargo à l’encontre de Moscou.
La situation de la Lettonie est assez différente. Vu de Riga, l’Ukraine est un État voisin et ami, pas moins, mais pas plus. Aucun sens de responsabilité « historique » n’habite un pays qui n’a jamais été uni à ces territoires du Sud. En revanche, le fait que la Latgale, la province orientale du pays qui a longtemps fait partie de la Rzeczpospolita polono-lituanienne4, comporte 80 % de slavophones, au patriotisme letton incertain, représente une menace potentielle. Plus généralement, il faut dire que Riga a parfois les mêmes doutes concernant le comportement d’une partie des russophones (30 % de population) du pays en cas de conflit avec la Russie.
En Estonie, on trouve une situation assez semblable à celle de la Lettonie, même si, avec un peu moins de russo phones (25 %) que la Lettonie, l’Estonie se trouve moins sous le coup de pressions potentielles. En revanche, comme en Lettonie, la région orientale du pays, le comté d’Ida Virumaa, avec 80 % russophones, suscite des inquiétudes, d’autant plus que l’absence de traité frontalier avec Moscou vulnérabilise Tallinn.
Convergence des actions
De tout cela résulte un sentiment d’être incompris des Européens de l’Ouest. Les trois pays manifestent notamment une certaine rancune vis-à-vis d’Emmanuel Macron pour ses conversations avec Poutine (« ne pas humilier Moscou ») et surtout pour son soutien à l’Initiative européenne d’intervention qu’ils ressentent, non seulement comme une concurrence mais aussi comme une menace pour l’Otan. En revanche, dans une approche cumulative (certains parlent de « briques »), ils considèrent comme complémentaires la défense nationale, l’alliance baltique, l’alliance polonaise, la coopération de défense nordique (NORDEFCO)5, l’Agence européenne de défense, l’alliance américaine et naturellement l’Otan6. Une poupée gigogne de « réassurances stratégiques ».
Mais c’est la confiance inébranlable en l’alliance avec les États-Unis et en l’Otan (article 5 du traité de l’Atlantique nord) qui représente l’alpha et l’oméga de leur credo. Si on leur fait remarquer que les Républicains américains pourraient bien revenir au pouvoir lors de la prochaine présidentielle, ils éludent généralement la question en invoquant le passé.
La récente levée par Ankara de son veto à l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’organisation de l’Atlantique nord a été ressentie comme une excellente nouvelle. L’arrivée d’Helsinki est particulièrement réjouissante pour Tallinn, qui a toujours considéré sa voisine du nord comme une grande sœur. Si Moscou décidait de verrouiller la trouée de Suwałki, il sera à terme possible de lui rendre la monnaie de sa pièce en bloquant l’accès au golfe de Finlande. Dans ce contexte tendu, les trois États se préparent à la guerre : budgets militaires renforcés, développement d’une cyberdéfense avancée, entraînement à la guérilla, un projet de total defense dans lequel tout est mis en œuvre pour faire preuve de la plus grande résilience possible en cas d’agression. À cet égard, la récente allusion de Kaja Kallas, Première ministre estonienne (surnommée « la dame de fer »), au fait que l’Otan pourrait attendre plusieurs semaines pour réagir en cas d’attaque russe sur l’un des États baltiques a fait l’effet d’une douche froide. Entre-temps, faisait-elle remarquer, en raison de l’exiguïté de leurs territoires, les trois États auraient déjà été rayés de la carte. Angoissés mais résolus, les Baltes espèrent ardemment que les derniers développements leur permettront d’être entendus et partant, à leurs yeux, de survivre.
- 1. Au cours d’un récent voyage dans la région, j’ai eu l’occasion d’avoir un certain nombre d’entretiens concernant le ressenti des Baltes vis-à-vis de la Russie après l’invasion de l’Ukraine par celle-ci. Les lignes qui suivent rendent compte des sentiments exprimés dans diverses couches de la population.
- 2. Territoire surarmé : MiG-31K, missiles hypersoniques Iskander M.
- 3. Le ministère des Affaires étrangères russe a publié deux projets de textes – un « Traité entre les États-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité » et un « Accord sur les mesures pour assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [Otan] ». Moscou y met en demeure les États-Unis et leurs alliés de l’Otan de satisfaire sans tarder à ses revendications.
- 4. Et ce d’autant que la Russie ne manque pas de favoriser les velléités séparatistes de cette province.
- 5. Programme de collaboration entre États nordiques en matière de défense. Ses cinq membres sont ceux du Conseil nordique : Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède.
- 6. Quelque 5 000 soldats de l’Otan sont actuellement stationnés dans les pays baltiques, nombre que les responsables locaux trouvent très insuffisant. Le sommet de l’Otan de Madrid, fin juin 2022, a entériné le principe d’un accroissement de ce contingent.