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Veillée Ferguson du 25 novembre 2014 à l’Université McGill. Photo :  Gerry Lauzon, Flickr
Veillée Ferguson du 25 novembre 2014 à l'Université McGill. Photo : Gerry Lauzon, Flickr
Dans le même numéro

De Philadelphie à Ferguson. L'illusion d'une Amérique post-raciale

janvier 2015

L’illusion d’une Amérique post-raciale

Lors de l’élection de Barack Obama, certains ont pu croire au dépassement des questions raciales aux États-Unis ; l’illusion a bien vite été brisée. Ces dernières années, le retentissement médiatique de la mort de jeunes hommes noirs, tués par des policiers, a remis sur le devant de la scène la question du racisme de la société américaine, occultée par la présence d’un Noir à la Maison-Blanche.

Trayvon Martin (1995-2012). Michael Brown (1996-2014). Tamir Rice (2002-2014). Trois jeunes noirs. Tous trois tués ces dernières années aux États-Unis, par des policiers ou, dans le cas de Trayvon Martin, par un vigile de quartier. Trois «  affaires  » qui ont fait les gros titres de la presse américaine et internationale. Après la mort de Trayvon Martin, des manifestations ont été organisées, en Floride, où il a été tué, et ailleurs ; les participants étaient invités à porter un sweat à capuche (hoodie), vêtement qui aurait renforcé la «  dangerosité  » du jeune garçon aux yeux de George Zimmermann (le responsable de sa mort, acquitté). À Ferguson, dans le Missouri, l’acquittement de Darren Wilson, le policier qui a tiré sur Michael Brown, a provoqué des manifestations et des heurts avec une police fortement militarisée. Le président Obama a déclaré que Trayvon Martin aurait pu être son fils, ou lui-même il y a trente-cinq ans. Sans se prononcer sur l’enquête en cours, il a dénoncé, à propos de la mort de Michael Brown, la différence de traitement dont les Noirs sont victimes aux États-Unis en matière de police et de justice.

Qu’elle semble loin, aujourd’hui, l’Amérique post-raciale dont certains ont cru voir l’avènement avec l’élection, il y a plus de six ans, de Barack Hussein Obama à la présidence des États-Unis. Ce rêve d’un pays enfin réconcilié avec son histoire et sa devise (e pluribus unum), ce rêve d’un combat, celui pour l’égalité, enfin gagné semblait déjà bien illusoire à l’époque. La «  question de la race  » n’a jamais été résolue aux États-Unis, et l’élection d’un président noir n’a peut-être été qu’une énième démonstration de la capacité de ce pays à cacher ses failles derrière une image et un discours savamment construits.

Les Noirs sont-ils invisibles ?

Les Noirs sont-ils invisibles ? La question peut sembler provocatrice, à l’ère de Barack Obama et dans un contexte où chaque jour les agressions policières envers les Africains-Américains font la une des journaux. Pourtant, il y a aujourd’hui une volonté de ne pas voir la couleur de peau, de ne pas la prendre en compte en matière politique. Cela n’est pas nouveau, et l’invisibilité peut être délibérée, mise au service d’un combat pour les droits et les libertés. Ce color blindness fut la position du Parti communiste américain pendant les années 1930 : faisant passer la classe avant la race, les communistes souhaitaient intégrer les Noirs à leurs rangs et défendre leurs droits, mais avant tout au nom de la lutte des classes et de l’avènement du prolétariat – ce que dénonce le romancier Ralph Ellison dans Homme invisible, pour qui chantes-tu ?1. Cette position a été en partie celle de Barack Obama, soucieux de ne pas apparaître comme «  le président des Noirs  » et de fondre leur destin dans celui de leur pays pour sortir celui-ci de la crise économique. Une perspective en un sens semblable à l’approche française – aujourd’hui remise en question – de la «  République aveugle  », qui considère supposément ses citoyens comme égaux, quelle que soit la couleur de leur peau ou leur origine ethnique, sociale ou religieuse.

Cependant, l’invisibilité comme choix politique se double d’une invisibilisation des Noirs dans l’Amérique contemporaine. Le poids démographique des Africains-Américains est en baisse, notamment par rapport aux Hispaniques2. En termes politiques, l’enjeu des prochaines années, pour les républicains comme pour les démocrates, est de capter le vote des Hispaniques, qui votent majoritairement démocrate, mais dans de moins larges proportions que les Africains-Américains. De plus, les redécoupages de circonscriptions qui ont eu lieu ces dernières années ont été menés par les républicains (cette compétence relevant des législations locales, largement remportées par le parti de l’éléphant lors des élections de mi-mandat de 2010) et se sont souvent faits au détriment des minorités3. Le «  vote noir  » n’est plus un enjeu politique aussi important qu’il a pu l’être par le passé, ce qui n’est pas anodin dans un pays où les campagnes électorales se jouent beaucoup sur des messages ciblés à destination de certains segments de la population. Le color blindness peut dès lors devenir un véritable aveuglement, plongeant une population dans l’angle mort du politique.

La fin du combat ?

Il n’y aurait plus lieu, dans l’Amérique contemporaine, de consacrer aux Africains-Américains des mesures spécifiques. C’est ce que l’on constate également dans l’appréciation historique et politique du combat pour les droits civiques ; le sentiment, en partie justifié, est que d’immenses progrès ont été accomplis et que la condition des Africains-Américains aux États-Unis s’est beaucoup améliorée au cours des quarante ou cinquante dernières années. En découle parfois l’impression que le combat a été gagné, et que ce qu’il reste à conquérir ne peut l’être que si les Noirs prennent leur destin entre leurs mains – ce qui sous-entend souvent qu’ils ne le font pas, ou pas suffisamment. Barack Obama l’a dit lui-même à Selma en 2007, dans des termes qui n’auraient jamais été acceptés si l’orateur n’avait pas été lui-même noir, et qui ont d’ailleurs suscité de nombreuses critiques :

Si le cousin Pookie allait voter… si l’oncle Jethro descendait du canapé et arrêtait de regarder Sportscenter pour inscrire des gens sur les listes électorales et les encourager à voter, on aurait peut-être un autre genre de politique. […] Enlevez vos pantoufles, mettez vos chaussures de marche, allez faire de la politique pour changer ce pays4.

La Cour suprême des États-Unis, en 2013, a rendu un arrêt qui lui aussi manifeste ce retour sur le combat des droits civiques. Le sujet est un peu technique, mais mérite que l’on s’y arrête. Le Voting Rights Act de 1965, dont on s’apprête à fêter le cinquantième anniversaire, est la loi issue du mouvement des droits civiques qui garantit le droit de vote aux Noirs. Elle contient des spécifications concernant certains États (principalement des États du Sud) qui doivent demander l’autorisation du gouvernement fédéral avant de modifier leurs lois ou pratiques électorales – afin d’éviter un retour des discriminations par la bande5 – et une liste des États soumis à cette restriction. La question de la validité de cette partie de la loi – la section 4b) – avait déjà été posée à plusieurs reprises, et le Congrès, en 2006, avait reconduit par un consensus bipartisan l’intégralité du texte. En 2013, la Cour a estimé que la liste des États soumis au contrôle fédéral ne correspondait plus à la réalité – de nombreuses villes de ces États ayant par exemple des maires noirs – et a supprimé la section 4b), jugeant qu’elle portait atteinte au principe d’égalité entre les États. Cette suppression soulève plusieurs problèmes : un problème de légitimité tout d’abord. Était-il du ressort de la Cour de prendre cette décision, et n’aurait-elle pas dû s’en remettre au Congrès ? Ensuite, un problème d’efficacité ; des enquêtes parlementaires ont montré que les violations du droit de vote étaient plus nombreuses dans ces États qu’ailleurs6. Un problème symbolique, enfin ; en pleine période de commémoration du mouvement des droits civiques, cet avis a semblé envoyer un message à la communauté africaine-américaine : il n’est plus besoin de lois spécifiques pour protéger vos droits7.

Les Africains-Américains doivent se fondre dans la masse et se battre, comme les autres, pour réaliser leur rêve américain. Les États-Unis ayant vocation à devenir sous peu une «  nation de minorités  » (les Blancs représenteront moins de 50 % de la population à l’horizon 2040), la question de la race ne se poserait plus. Or les choses ne sont pas aussi simples ; si les barrières légales ont été levées, si les Noirs disposent aujourd’hui des mêmes droits que les Blancs, les images de Ferguson, de New York ou de Phoenix montrent que la réalité est moins réjouissante. Comme l’écrit Pauline Peretz :

En 2008, les partisans d’Obama fêtaient sa victoire en scandant Race does not matter. Pour que, réellement, «  la race ne compte plus  », il faudrait qu’au-delà même de la répudiation publique du discours raciste blanc et de l’effondrement des barrières légales aux Noirs, les inégalités raciales se dissolvent enfin. Croire que l’Amérique aurait enfin exorcisé ses démons serait faire un rêve trop rapide8.

Des inégalités structurelles

Les démons ont refait surface, ces derniers mois, ces dernières années. Les visages de Trayvon Martin, de Michael Brown, de Tamir Rice ou d’Eric Garner ont révélé ce que l’Amérique aurait voulu oublier, masquer peut-être derrière le visage de Barack Obama : les discriminations structurelles, ancrées dans les représentations sociales et ethniques, qui font qu’un jeune homme noir, la nuit, portant un sweat à capuche, est immédiatement perçu comme une menace. Si la question des méthodes de la police aux États-Unis, de la militarisation des forces policières locales, de la prolifération des Swat Teams, ces unités d’élite lourdement armées, mérite d’être posée, elle ne saurait, comme le voudraient certains commentateurs conservateurs, éclipser la question raciale. Il ne s’agit pas là de «  bavures  ». Il y a aux États-Unis environ 4 800 morts par an au cours d’arrestations. 31, 8 % d’entre eux sont noirs, alors que ces derniers représentent 12, 2 % de la population américaine. Un homme noir né en 2001 a une chance sur trois d’être emprisonné au cours de son existence (contre une chance sur dix-sept pour un Blanc, une sur six pour un Hispanique9).

La «  question de la race  » est de celles que l’on n’aime pas poser, surtout dans un pays qui se perçoit comme le champion des nouveaux départs, des recommencements, de l’avenir plutôt que du passé. Mais face à ces chiffres, les masques tombent, et la réalité des structures discriminatoires – structures sociales, structures symboliques – émerge à nouveau. Les inégalités auxquelles font face les minorités, et plus particulièrement les Africains-Américains, ne sont d’ailleurs pas uniquement visibles dans le domaine pénal ou pénitentiaire. Les inégalités économiques entre Noirs et Blancs se sont creusées au cours des trente dernières années. C’est ce que démontre une récente étude de l’université de Brandeis, qui analyse les inégalités de revenus et de patrimoine de familles noires et blanches sur une période de vingt-cinq ans selon différents critères (propriété du logement, éducation universitaire, revenus, patrimoine familial). Elle conclut non seulement que le fossé entre Noirs et Blancs a augmenté (la différence de richesse – revenu et patrimoine – passant de 85 000 dollars en 1984 à 236 500 dollars en 2009), mais que même lorsque les Noirs obtiennent les mêmes choses que les Blancs, celles-ci leur rapportent moins. Autrement dit, quels que soient les efforts que fournissent les Africains-Américains, ils sont structurellement désavantagés dans la course au succès10.

Derrière le voile

«  Qu’est-ce que cela fait d’être un problème ?  » Telle est la question qui se pose encore aujourd’hui aux Noirs en Amérique, comme elle se posait il y a plus d’un siècle, lorsque W.E.B. Dubois publiait les Âmes du peuple noir et invitait ses lecteurs à passer derrière le voile séparant les Noirs des Blancs. Le refus de voir la couleur de la peau, les origines, peut être un piège autant qu’une solution, lorsqu’il efface le racisme, la réalité d’un système qui perpétue les inégalités. En retour, la visibilité extrême peut mener au misérabilisme, à l’oubli de ce qui est commun, de la transversalité des luttes. Entre universalisme et particularisme, le politique se débat dans ses contradictions et ses représentations. Faut-il ne parler des Noirs que lorsqu’ils se font tuer par des policiers ? Faut-il au contraire montrer leur réussite, comme ce fut le cas lors de l’élection de Barack Obama ? Les deux stratégies, par la création de figures emblématiques, reviennent à se dispenser d’une réflexion sur le système qui les produit.

La campagne de 2008, malgré l’enthousiasme qu’elle a suscité, a montré toute la complexité des questions de couleur et d’identité. Barack Obama a tantôt été jugé trop noir – et il est incontestable que sa couleur de peau et ses origines n’ont pas été pour rien dans la violence du rejet exprimé par une partie de la population et de la classe politique – tantôt pas assez (car il n’est pas un descendant d’esclaves). Dans la célèbre affiche de campagne réalisée par Shepard Fairey, la couleur de peau du candidat disparaît sous le bleu, blanc, rouge du drapeau national. Et Obama lui-même, une fois élu, s’est trouvé pris dans les contradictions de sa fonction : ne voulant pas apparaître comme le président des Noirs, il a pu sembler indifférent à leur sort. Que reste-t-il du discours de Philadelphie, prononcé par le candidat Obama le 18 mars 2008 ? Il y revenait sur la controverse provoquée par les propos du pasteur Jeremiah Wright sur le 11-Septembre, dans lesquels celui-ci attribuait une partie de la responsabilité des attentats à la politique menée par les États-Unis. Dans son discours, Obama parle des préjugés envers les Noirs, de la colère des «  petits Blancs  » ; il ne dit pas que tous les problèmes ont été résolus, que l’Amérique «  post-raciale  » est une réalité. Mais que la question de la race doit être posée, que le pays doit faire face à ses contradictions. Cela au nom de l’unité nationale et de l’histoire des États-Unis, une histoire de transformations et de réinventions : «  L’Amérique peut changer. C’est le véritable génie de cette nation.  » L’«  impasse raciale  » qu’il dénonçait n’a pas été résolue. La question a été tantôt oubliée, tantôt instrumentalisée. L’appel persistant à la perfectibilité de l’union américaine ne peut à lui seul transformer un système.

L’image est simpliste, mais révélatrice : un Noir à la Maison-Blanche. Ou comment le racisme imprègne encore en profondeur la société américaine, ses représentations, ses symboles. Il ne s’agit pas ici de dire qu’aucun progrès n’a été accompli, ni que rien n’a changé depuis la période du combat pour les droits civiques. Mais de montrer que les discriminations aujourd’hui ne sont pas le fait de hasards malheureux ou de malentendus ; qu’élire un président noir ne signifie pas que le combat ait été gagné. Dans un entretien sur la chaîne Black Entertainment Television, Barack Obama déclarait récemment qu’après avoir vu la vidéo du décès d’Eric Garner et l’avoir entendu dire aux policiers qui le plaquaient au sol en lui serrant le cou : «  Je n’arrive pas à respirer  », personne ne pourrait plus accuser les Noirs d’exagération lorsqu’ils évoquent le racisme quotidien. Cela reste à voir. Malgré la vidéo de la mort du revendeur de cigarettes, malgré le fait que le médecin légiste ait qualifié cette mort d’homicide, un grand jury de Staten Island a estimé que le policier ne devait pas être poursuivi…

  • 1.

    Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? [1952], Paris, Grasset, 2002.

  • 2.

    En 2013, les personnes se déclarant uniquement noires ou africaines-américaines représentaient 13, 2 % de la population, contre 17, 1 % pour celles se déclarant hispaniques ou latino. Chiffres du bureau du recensement des États-Unis.

  • 3.

    Le Texas a ainsi été attaqué en 2012 pour discrimination dans le cadre du redécoupage de ses circonscriptions.

  • 4.

    http://transcripts.cnn.com/TRANSCRIPTS/0703/04/le.02.html

  • 5.

    À noter que l’égalité des droits (y compris le droit de vote) sans condition de race avait déjà été reconnue après la guerre de Sécession par les 14e et 15e amendements à la Constitution des États-Unis. Égalité contournée, notamment au Sud, par la ségrégation (lois Jim Crow).

  • 6.

    Voir John Paul Stevens, “The Court & the Right to Vote: A Dissent”, New York Review of Books, 15 août 2013.

  • 7.

    Rappelons que l’affirmative action («  discrimination positive  ») a été relativisée dès la fin des années 1970, notamment par l’arrêt Bakke de la Cour suprême, qui, tout en reconnaissant la race comme l’un des facteurs d’admission à l’université, rejetait le principe des quotas.

  • 8.

    Pauline Peretz, «  La race, un “dilemme américain”  », dans Pauline Peretz (sous la dir. de), l’Amérique post-raciale ?, Paris, Presses universitaires de France, coll. «  La vie des idées.fr  », 2013, p. 21.

  • 9.

    Chiffres du ministère de la Justice américain. Voir Charlotte Recoquillon et Marianne Boyer, «  Aux États-Unis, la longue histoire des brutalités policières  », LeMonde.fr, 21 août 2014 (http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/visuel_interactif/2014/08/21/ferguson-produit-d-une-longue-histoire-de-brutalites-policieres_4474169_4355770.html).

  • 10.

    Thomas Shapiro, Tatjana Meschede et Sam Osoro, “The Roots of the Widening Racial Wealth Gap: Explaining the Black-White Economic Divide”, Brandeis University, Institute on Assets and Social Policy, février 2013 (http://iasp.brandeis.edu/pdfs/Author/shapiro-thomas-m/racialwealthgapbrief.pdf).

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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