
La protection des réfugiés et apatrides en France. Entretien avec Aline Angoustures et Dzovinar Kévonian
Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon
et Emmanuel Laurentin
Votre ouvrage collectif sur l’histoire de l’asile en France [1] est le fruit de recherches sur le fonds d’archives de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Pourquoi avoir travaillé à partir de ces archives ? Apportent-elles une perspective particulière sur la question de l’asile ?
Aline Angoustures – J’ai découvert ce fonds d’archives quand j’étais jeune fonctionnaire à la Commission des recours des réfugiés, l’actuelle Cour nationale du droit d’asile. Au début des années 1990, poursuivant mes études d’histoire avec Pierre Milza, j’ai voulu travailler sur les archives de l’Office concernant les réfugiés espagnols de la guerre civile et j’ai découvert que les fonds étaient fermés depuis 1952. Ayant pu les consulter de façon exceptionnelle, j’ai soumis à la direction de l’Ofpra un projet visant à ouvrir ces archives à la recherche. Cet ouvrage, édité par le Comité d’histoire de l’établissement, est la première publication qui rend compte du travail scientifique permis par l’ouverture des archives, comme l’indique dans sa préface Pascal Brice.
Ces archives permettent d’abord de compléter les autres fonds existants, en apportant des éléments inaccessibles ailleurs. Un grand nombre de travaux ont déjà été réalisés sur les réfugiés espagnols, par exemple, mais les archives de l’Office m’ont permis d’apporter des éléments inédits sur leur intégration sur la longue durée. Un travail important a d’ailleurs été fait pour replacer ce fonds dans un ensemble de sources sur le même thème, ce qu’abordent dans l’ouvrage les articles de Sylvain Manville, pour les Archives nationales, et Pascal Even, pour les archives du ministère des Affaires étrangères.
Elles permettent également de penser la politique d’asile au plus près de la pratique et des acteurs. D’abord, les réfugiés eux-mêmes, qui développent des stratégies pour obtenir cette protection. Ensuite, les acteurs administratifs, car il s’agit d’étudier le droit d’asile dans le détail de son application, au-delà des grands principes généraux. L’Ofpra est une administration assez particulière, voire marginale dans l’histoire de l’administration française[2], mais l’histoire de tous ces acteurs et de leurs pratiques est essentielle, et permet d’offrir un contrepoint à une vision surplombante de l’asile.
Notre démarche, enfin, est collective. Au sein du Comité d’histoire de l’Ofpra, nous voulions faire en sorte que ces fonds puissent être entrepris de manière différente. L’asile n’appartient pas uniquement aux historiens, mais concerne aussi des sociologues, des politistes ou des juristes. Ce fonds permet de dépasser une approche trop juridique du droit des réfugiés, pour interroger la pratique quotidienne et incarnée de l’administration de l’asile. Qui construit la catégorie « droit des réfugiés » ou « réfugiés politiques » ? Et comment ?
Dzovinar Kévonian – Les historiographies de l’asile sont longtemps restées formalistes et européo-centrées. Elles se focalisaient sur la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, à la construction de l’Union européenne dans le cadre de la guerre froide, dans un contexte où l’on attendait que des réfugiés politiques fuient les mondes communistes ou soviétiques pour aller vers un Occident libérateur. Cette vision est désormais remise en question grâce à l’intérêt pour de nouvelles sources, qui permettent d’écrire une histoire globale différente en réintégrant d’autres migrations majeures que l’on avait occultées. On voit réapparaître, par exemple, les réfugiés de la guerre civile en Inde, en 1947, qui n’avaient pas été pris en compte, ni dans les dispositifs internationaux, ni dans une écriture normative du droit des réfugiés. Par ailleurs, le tournant de l’histoire globale a provoqué une réévaluation des espaces régionaux du refuge comme des expériences de traitement de l’asile. Du point de vue même des notions, le glissement opéré entre les termes de « réfugiés » et de « migrants forcés » à partir de la fin des années 1990 a traduit la volonté de dissocier la catégorie légale de réalités sociales et administratives, en deçà et au-delà de l’éligibilité à un statut.
L’ouvrage met l’accent sur la multiplicité des acteurs de l’asile : les individus, les organisations communautaires, les fonctionnaires nationaux et internationaux. Les réalités sont aussi très différentes selon que l’on évoque les réfugiés arméniens ou russes des années 1920, les années d’après-guerre, ou encore la situation contemporaine. Certains acteurs ont-ils joué un rôle plus important que d’autres ?
D. Kévonian – Dans un premier temps, les communautés ou les anciens réfugiés ont beaucoup contribué à la mise en place du statut, à son développement et à la gestion de l’asile. Ainsi, le traitement international au profit des réfugiés russes, après la révolution, se fait avec l’expertise des jurisconsultes russes, dans le cadre de la Société des nations, et conduit à la création en 1921 d’un certificat d’identité et de voyage à destination des émigrés russes devenus apatrides (que l’on appellera « passeport Nansen » en référence au diplomate norvégien qui fut le premier haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des nations). Les instances de protection mises en place en France avant l’Ofpra sont des Offices nationaux, en charge d’appliquer ces dispositions internationales. C’est aussi le cas des Arméniens ottomans rescapés du génocide ou fuyant le Caucase, comme le montre Anouche Kunth dans notre ouvrage. Les acteurs sont des réfugiés mais aussi des membres d’anciennes représentations consulaires ou gouvernementales. L’idée est alors celle d’un « consulat des réfugiés », pour reprendre la formule proposée par Karen Akoka, avec un système d’interface communautaire. Avec le cas géorgien, analysé par Mirian Méloua, on observe une application du statut existant par l’action directe du dirigeant politique Sossipatré Assathiany en France. Dans les années 1930, période de crise de l’asile, on voit dans l’analyse de Frank Caestecker que les réfugiés allemands, qui ne se voient pas reconnaître le statut Nansen et pour lesquels n’est pas créé un Office national, sont cependant administrés par un Comité impliquant des représentants des réfugiés allemands. Lorsque l’Ofpra est créé en 1952, son premier jurisconsulte est lui-même un réfugié juif allemand, qui a été substitut au Tribunal militaire international de Nuremberg, Henri Monneray (de son vrai nom Heinrich Meierhof).
A. Angoustures – Dans les années 1940-1950 et jusqu’aux années 1980 en réalité, la place des réfugiés reste centrale dans l’administration de l’asile, en dépit des transformations institutionnelles. Ainsi, pour les réfugiés espagnols, dès 1945, lorsqu’on leur reconnaît le statut, est créé un Office espagnol composé de représentants de l’exil républicain et dans lequel l’instruction est fondée sur les attestations délivrées par des partis et syndicats en exil. Et lorsque l’Ofpra est créé, en remplacement de toutes ces structures nationales, il fonctionne de façon très similaire : des sections nationales tenues par des officiers de protection eux-mêmes réfugiés de la même nationalité. Un réfugié du même pays paraissait alors seul à même de mener une instruction du fait de sa connaissance de la langue, du pays et de la situation politique. Le cas portugais est en totale opposition avec le cas espagnol puisque, comme le montre Victor Pereira, beaucoup de militants, et particulièrement ceux qui désirent prolonger en France leur engagement politique, ne sollicitent pas l’Ofpra de peur d’attirer l’attention et s’ils s’y adressent, n’avancent pas, paradoxalement, les éléments qui pourraient fonder leur demande. De ce fait, notamment, ils ne sont pas ou peu présents dans la structure. Enfin, jusqu’au début des années 1980, les réfugiés espagnols et latino-américains jouent un grand rôle dans la protection des exilés d’Amérique latine, de même que les ressortissants des pays d’Asie du Sud-Est qui fuient la région après 1975.
Peut-on parler d’un moment-relais où l’on passe de cette organisation internationale avec délégation communautaire à une prise en charge par une structure nationale ? À quel moment s’est imposée l’idée d’une gestion nationale de l’asile, qui débouchera en 1952 sur la création de l’Ofpra ?
D. Kévonian – La première phase dans l’histoire internationale de l’asile est largement l’œuvre de ce petit milieu de jurisconsultes russes très intégrés dans l’élite transnationale d’avant 1914. Techniciens du droit ou diplomates, ils faisaient partie des chancelleries et avaient participé aux Conférences de la paix de 1899 et de 1907 avec les représentants français, anglais et allemand. Lorsqu’ils se retrouvent dans l’exil à partir des années 1920, ce sont leurs anciens collègues qu’ils retrouvent de l’autre côté de la table à Genève. Partant de la situation d’apatridie des émigrés russes, c’est par le droit privé qu’ils ont posé la question du statut des émigrés. La faculté d’ester en justice, de poursuivre leurs affaires et de ne pas être traités comme des parias était centrale dans leur préoccupation de doter ces derniers d’un substitut de nationalité. Pour ces acteurs, l’organisation internationale est un espace naturel de diplomatie, et la question se pose surtout de leur intégration dans chaque État. Il est donc utile de travailler conjointement une histoire interne et externe, une histoire nationale et internationale et les institutions et acteurs qui en structurent l’interface ou en sont partenaires, comme le montre Gilad Ben-Nun concernant la place du Haut-Commissariat pour les réfugiés (Hcr) dans l’analyse de la nature de l’espace international. Quand on travaille à partir de ces sources, on passe de l’échelle internationale jusqu’à la plus locale, comme les gestions préfectorales des régions frontalières ou des administrations locales, acteurs clés pour l’obtention ou les changements de statuts.
Par ailleurs, l’approche par les acteurs de l’administration de l’asile permet de mettre en lumière les décalages existants entre les césures officielles (fin de la iiie République et régime de Vichy, création de l’Ofpra, convention de 1951, etc.) et la continuité des pratiques. Ainsi, le Bureau chargé des intérêts des apatrides, mis en place sous le régime de Vichy apparaît désormais, grâce au dépouillement d’archives méconnues, comme un organe de protection sous le contrôle du ministère des Affaires étrangères et en lien avec les réseaux de la Résistance. D’ailleurs, il reprend les anciens cadres des offices nationaux de réfugiés, que l’on retrouvera par la suite dans l’administration de l’Ofpra. Durant les années 1970, les dossiers chiliens sont instruits par les anciens de la Section espagnole. Les réfugiés latino-américains comme les agents de protection sont proches ou actifs dans les associations comme la Cimade par exemple. Ils partagent les mêmes soirées, autour d’une communauté de culture, de langue ou d’engagement. D’autant que l’Ofpra est aussi un acteur de la protection : lorsqu’un changement survenait dans la situation personnelle ou familiale d’un réfugié, celui-ci allait voir son « agent de protection » pour notifier la modification. La sociabilité des acteurs n’était donc pas celle de la pratique administrative traditionnelle. À partir des années 1980, une rupture se fait, et l’on guette les facteurs de connivence jugés néfastes.
A. Angoustures – Selon la vision traditionnelle que Karen Akoka remet en cause dans sa contribution, l’année 1952 marque la nationalisation de l’asile. Ceci est précédé par un débat mené par Daniel Mayer et évoqué dans la contribution de Greg Burgess, qui se cristallise autour du choix entre la continuation d’une protection internationale ou la création d’une administration nationale, ce qui ne passionne pas pour autant les médias ni les foules. La décision est finalement prise de nationaliser, mais l’Ofpra, comme nous l’avons dit, reprend beaucoup d’éléments des instances qui l’ont précédé, qu’il s’agisse des Offices nationaux ou de l’Organisation internationale pour les réfugiés ; elle réserve une place à un représentant du Haut-Commissariat pour les réfugiés dans le conseil d’administration ; elle compte une majorité de réfugiés. Elle n’est donc pas vraiment, à ses débuts, une organisation nationale. Le prolongement du monde ancien est clair et de nombreuses nationalités étrangères continuent de travailler en son sein. Aujourd’hui, on serait choqué de savoir que des réfugiés instruisent les dossiers des ressortissants de leur communauté…
Vous montrez dans votre ouvrage que des crises économiques étaient déjà survenues dans les années 1930 et 1970, sans générer de repli national. Existe-t-il un lien entre les changements d’organisation au sein de l’Ofpra et l’évolution vers une politique plus restrictive de l’asile ?
A. Angoustures – Le lien entre les crises de l’asile et les crises économiques est complexe. Une période difficile pour l’asile a eu lieu après la crise de 1929, mais les facteurs politiques sont tout aussi importants : la peur de la guerre et de la révolution joue un rôle essentiel dans les restrictions à l’accueil des juifs et des Espagnols par exemple. Pourtant, même s’il y a un moment de reflux dans ces années-là, la France continuait d’être le premier pays protecteur : les entrées sur le territoire se poursuivaient comme le montre très bien Vicki Caron[3].
Même si l’on peut distinguer des périodes où l’asile est accordé avec plus ou moins de générosité, il n’existe pas de cycle entièrement pur. En 1952, juste après la Convention de Genève, le statut de réfugié est généreusement accordé, mais d’une part il existe des rejets, comme l’indiquent les recours devant l’instance d’appel, et d’autre part ce statut était pensé comme temporaire, destiné à solder les conséquences de la guerre, dans une logique de réparation. De plus, dans cette période, moins de droits sont reconnus aux réfugiés et la protection du marché du travail reste prioritaire. L’évolution à la baisse des taux d’accord semble plutôt liée à la fermeture de l’immigration de travail en France en 1974, qui fait suite à la crise de 1973. Progressivement, l’asile semble devenir une porte d’entrée pour les migrations économiques et on s’efforce de faire la distinction entre les deux motivations. Mais cette grille d’analyse n’est pas totalement nouvelle. Dans cette période d’après 1974, par ailleurs, certaines crises prennent une valeur particulière : la crise chilienne, indochinoise ou rwandaise hier, comme la crise syrienne aujourd’hui, donnent lieu à un taux de protection important.
Les modifications dans l’organisation de l’Ofpra seront l’un des sujets d’un second ouvrage. Une rupture intervient en effet dans les années 1980. La diversification des demandes commence en 1971, après le protocole de Bellagio (signé en 1967), qui permet d’accepter les demandes d’asile de tous les pays. Mais au départ, pour les Chiliens fuyant le coup d’État de Pinochet en 1973 et pour les réfugiés du sud-est asiatique, l’Ofpra continue à fonctionner avec des sections « nationales » et des agents eux-mêmes réfugiés. Mais cette administration de soixante-dix personnes ne peut avoir des agents de toutes les nationalités lorsque celles-ci se diversifient. Peu à peu, les structures d’ex-réfugiés disparaissent. Existe-t-il pour autant une différence de générosité entre la période où les réfugiés géraient l’administration et la période où l’on sépare les communautés ? Aujourd’hui, les taux d’accord peuvent être très élevés pour des pays dont les dossiers sont instruits par des agents sans aucune relation avec ces pays. Et les réfugiés eux-mêmes pouvaient parfois être très stricts envers leurs pairs.
D. Kévonian – La mise en avant de la déontologie professionnelle se fait dans les années 1980. Dans toutes les administrations françaises, on assiste alors à un « tournant managérial » visant une objectivisation de la gestion à des fins d’efficacité et un développement de l’expertise. C’est alors qu’on affirme la nécessité d’une séparation entre la communauté d’origine ou la nationalité affective de l’administrateur et le demandeur d’asile. Rappelons également que, depuis les années 1920 et la mise en place de cette administration de l’asile, des groupes se sont toujours opposés dans leur rapport à l’asile. Les défenseurs des valeurs d’accueil et d’hospitalité ont organisé des mobilisations sociales ou humanitaires, mais d’autres ont toujours été plus rétifs à l’accueil de migrants forcés pour des raisons économiques, identitaires, sécuritaires ou politiques. Cette conflictualité traverse les organisations, les organes et les partis politiques et se module plus ou moins selon la nature du flux ou l’origine. Les représentants des communautés réfugiées ont aussi leurs propres enjeux de légitimation et de négociation en vue de conserver les fonctions de représentation (à défaut de représentativité) de leur communauté au sein des administrations nationales ou internationales. Les réfugiés eux-mêmes sont insérés dans des clivages politiques et/ou sociaux qui n’en font pas l’entité unifiée des projections humanitaires et administratives.
La représentation des migrants renvoie encore souvent à une trajectoire simple, d’un point de départ à un point d’arrivée. Or les histoires individuelles révèlent des stratégies migratoires autrement plus complexes, mises en œuvre par des personnes dotées d’une capacité à agir. Que peut-on apprendre des récits de vie que présentent les demandeurs de l’asile auprès de l’Ofpra ? La mise en place de la convention de 1951 a-t-elle marqué un tournant en individualisant la catégorie de « réfugié » ?
D. Kévonian – La question des récits et de leur exactitude n’est pas nouvelle, ni celle de la distinction entre vrai et faux réfugiés. Il faut également nuancer le tournant pris en 1951. Effectivement, le système international initial de l’entre-deux-guerres est fondé sur la perte de la nationalité d’origine et le statut est attribué à un groupe qui a fait l’objet de mesures collectives de dénationalisation forcée, par suite d’une décision politico-diplomatique prise par le conseil de la Société des nations. D’où, par exemple, le rejet de la demande italienne en dépit de la politique mussolinienne. La notion de persécution est déjà présente lors de la conférence d’Évian de triste mémoire de 1938 et l’Organisation internationale des réfugiés associant assistance financière et attribution du statut individualise l’instruction des demandes. Le collectif n’a pas complètement disparu après 1951, si l’on pense par exemple aux cas de réfugiés venant du Chili après avoir été protégés dans l’Ambassade de France, qui n’ont pas besoin de justifier individuellement leurs craintes auprès de l’Ofpra, la décision étant en quelque sorte prise en amont. Le gouvernement français peut aussi s’engager au plus haut niveau pour accueillir des réfugiés dans le cadre d’un accord avec d’autres pays et le Hcr comme ce fut le cas pour les « boat people ».
A. Angoustures – La question de la distinction entre asile et migration économique se pose très tôt. C’est la raison d’être du statut de distinguer les migrations contraintes et choisies, quelles que puissent être bien entendu les zones grises ou nuances à apporter à ces distinctions. On le voit à l’œuvre pour les Espagnols par exemple, puisque l’un des premiers critères de l’Organisation internationale des réfugiés est d’exclure les demandeurs d’asile qui viennent pour des « convenances personnelles », c’est-à-dire pour des raisons économiques. Pour tous les Espagnols qui sont entrés entre 1936 et 1939, la question n’est pas posée. En revanche, pour tous ceux qui sont entrés après, on traite au cas par cas en vérifiant si ce ne sont pas des saisonniers ou des migrants. Le concept de « vrai réfugié » est instauré dès cette époque, on le voit dans les archives. Le deuxième critère est l’exclusion des « criminels de guerre », que l’on retrouve dans les clauses d’exclusion de la Convention de Genève. C’est un élément essentiel, rarement abordé, qui amène, dans la période étudiée dans cet ouvrage, à vérifier soigneusement le profil de ceux qui ont pu être membres des SS ou avoir eu des responsabilités dans des camps de concentration.
Par ailleurs, la catégorie n’est pas aussi figée qu’on se le représente souvent. Elle se définit avant tout en fonction des types de persécutions constatées. La Convention de Genève s’intègre dans l’univers de l’après-guerre. Elle vise à « réparer » les dommages de cette guerre et de ses prémisses, ce qu’illustre l’article de Jean-Marc Dreyfus sur les certificats d’apatrides délivrés aux victimes du nazisme. C’est pourquoi la race figure parmi les motifs de persécution qui justifient une protection. La Convention vise aussi à protéger ceux qui ont commencé à fuir les régimes instaurés de l’autre côté du Rideau de fer, raison pour laquelle on dit souvent que c’est un texte de guerre froide. La figure archétypale du réfugié date de cette époque et il s’agit bien de l’opposant politique. Mais aujourd’hui, la catégorie inclut beaucoup d’autres types de menaces : la religion, qui a toujours été présente, mais surtout le « groupe social », un motif qui a évolué depuis 1952 d’une définition de catégorie sociale comme cible de persécution jusqu’à permettre de prendre en compte des persécutions fondées sur le genre ou l’orientation sexuelle.
Que révèlent les évolutions dans le vocabulaire de l’asile ? Le mot « apatride » est saisissant, mais il semble se rapporter à une autre époque.
D. Kévonian – Le mot « apatride » connaît un développement considérable dans les années 1920. Le terme employé jusque-là était allemand « heimatlos » et signifiait « celui qui a perdu sa patrie ». Au xixe siècle, cela ne concernait qu’un nombre limité de personnes, victimes de conflits des lois, d’enfants abandonnés ou des mercenaires qui avaient choisi de se mettre au service d’un autre prince et avaient été de ce fait déchus de leur nationalité d’origine. Mais la situation devient massive à partir des années 1920 et le mot « apatride » en vient à signifier absence de nationalité. Ceci concerne les « réfugiés de fait », soit tous ceux qui ont perdu leur nationalité lors des remaniements territoriaux européens après la Première Guerre mondiale, avec la disparition des empires et l’apparition des États successeurs. Les premières déchéances collectives de nationalité, qui créent des « apatrides de jure », sont le fait du gouvernement bolchevique en Russie et du gouvernement kémaliste en Turquie. Le phénomène s’amplifie encore avec les Italiens à partir de 1926, les juifs allemands puis autrichiens. Le nombre de personnes se retrouvant sans nationalité croît de manière exponentielle, dans un monde où l’administration du papier se développe.
On en parle beaucoup moins aujourd’hui. Pourtant, il existe environ 12 millions d’apatrides dans le monde. Plus de la moitié vivent dans les frontières de leur pays d’origine. Ce sont des groupes qui ont été dénationalisés par les régimes politiques en place, comme les Rohingyas en Birmanie. De fait, ces personnes se trouvent exclues de la vie civile et politique. Les femmes sont particulièrement touchées par ce phénomène. Par ailleurs, un certain nombre d’États n’ont pas de service d’état civil : des enfants non déclarés deviennent des apatrides de fait.
A. Angoustures – Aujourd’hui, il existe des conventions internationales sur l’apatridie : elles visent dans un premier temps à protéger les personnes et à leur donner un certificat d’identité de voyage (Convention de 1954, ratifiée par la France en 1960) et, dans un second temps, à réduire les cas d’apatridie (Convention de 1961, que la France a signée mais non ratifiée). L’Ofpra a appliqué la Convention de 1954 avant même sa signature, c’est l’une des découvertes que nous avons faites dans les archives, qui montre l’écart souvent constaté entre la théorie et la pratique. Il y a toujours eu des apatrides protégés sur le fondement de ce texte.
Que peut-on dire de la naissance d’autres termes comme « demandeur d’asile » ou « réfugié » ?
A. Angoustures– Le terme de demandeur d’asile apparaît dans les documents au cours des années 1960, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’existait pas de demande d’asile qui n’aboutissait pas avant cette date. Le fait que la catégorie de réfugié apparaisse aujourd’hui enviable est paradoxal car certains réfugiés ont pu se sentir marqués au fer rouge par ce statut, qui en faisait des parias. Mais progressivement, il a permis de les protéger juridiquement en leur donnant plus que le droit commun des migrants, sur le marché du travail notamment, ce que montre Jin-Hee Kang dans sa contribution. C’est un statut qui a acquis du contenu au fil des années, notamment durant la période que nous étudions. Historiciser la catégorie de réfugié permet de montrer ses fondations, sa construction et ses adaptations.
D. Kévonian – Aujourd’hui le mot « réfugié » fait débat parmi les chercheurs, car le fait de l’utiliser donnerait une assise juridique à la distinction entre des migrants dont on ne voudrait pas et ceux qu’on pourrait accepter – les légitimes et les non-légitimes. Mais ce n’est pas parce qu’il y a une instrumentalisation du mot à des fins politiques, ce qui a toujours existé, que les chercheurs doivent abandonner un certain nombre de termes. Le décalage avec le discours public est grand, car les spécialistes des migrations savent bien que la source d’une migration, la décision de quitter son pays, est toujours multifactorielle. Dans les années 1960-1970, le réfugié incarnait les droits de l’homme et toutes les mobilisations sociales de ces années-là : le tiers-mondisme, la lutte contre les répressions et les théologies de la libération. Cette image-là du réfugié se modifie dans les années 1980, avant de connaître un retour aujourd’hui. Le mot change de portée car les projections légales et émotionnelles sur le mot se recomposent. Il s’agit désormais d’analyser, comme on le fait dans la nouvelle historiographie sur l’internationalisation des droits de l’homme, les temporalités de ces projections et des figures iconiques de la souffrance humaine. Pour finir, l’histoire de la Méditerranée aujourd’hui ne ressemble pas à celle de l’historien, soit à cet espace partagé et traversé de la longue durée que décrivait Fernand Braudel[4]. Pourtant, dans les années 1920 déjà, lorsque B. Traven écrit le Vaisseau des morts [5], la Méditerranée est un espace qui engloutit les marginaux et sans-papiers du nouveau monde de l’après-guerre.
Finalement, peut-on dire qu’il existe aujourd’hui en France une politique de l’asile ?
A. Angoustures – La notion de « politique de l’asile » peut laisser perplexe. Le ministère des Affaires étrangères, on le voit dans l’article de Frédéric Guedj, tarde beaucoup à créer l’Ofpra. L’article de Frédéric Tiberghien, qui examine les premières années de l’établissement, montre quel objet biface il est, protecteur des réfugiés d’un côté et des intérêts de l’État de l’autre.
D. Kévonian – Cette question recouvre des réalités différentes, entre dispositifs et pratiques. L’historicisation de l’administration de l’asile montre non seulement les orientations que les pouvoirs publics peuvent exprimer ou favoriser à un moment donné, mais aussi la fonction des « entrepreneurs de causes » en ce qu’ils structurent le débat public et adossent les réalités du refuge à des enjeux politiques et sociétaux majeurs. Ainsi en est-il aujourd’hui des enjeux d’une politique européenne de l’asile, en ce qu’elle dit d’une communauté humaine et politique en construction.
[1] - Aline Agoustures, Dzovinar Kévonian et Claire Mouradian (sous la dir. de), Réfugiés et apatrides. Administrer l’asile en France (1920-1960), Rennes, Presses universitaires de Rennes, Comité d’histoire de l’Ofpra, 2017.
[2] - Voir Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’asile en France (1945-1975), Paris, Grasset, 2005.
[3] - Vicki Caron, l’Asile incertain. La crise des réfugiés juifs en France, 1933-1942, Paris, Tallandier, 2008.
[4] - Fernand Braudel, la Méditerranée [1949], Paris, Flammarion, 2017.
[5] - B. Traven, le Vaisseau des morts [1926], trad. par Michèle Valencia, Paris, La Découverte, 2010.