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Hashtag #MeToo | Wikimédia
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Dans le même numéro

Enjeux d’une justice de l’intime

janv./févr. 2021

La dénonciation croissante, au cours des dernières années, des violences à caractère sexuel a sommé la justice d’intervenir dans une sphère qui lui était jusqu’ici étrangère : celle de l’intime. Comment réinventer l’institution pour répondre à cette demande sociale, qui se fait de plus en plus pressante ?

On a vu surgir ces dernières années des mouvements sociaux d’un type nouveau – la vague #MeToo en est le prototype – qui ont bouleversé le paysage politique en mettant la dénonciation des violences sexuelles au cœur du débat public. Ceux-ci nous laissent perplexes tant ils bouleversent des catégories de jugement bien établies. Progressistes, ces mouvements le sont assurément en contestant l’ordre établi. Mais ils présentent également des aspects régressifs, en risquant d’instaurer un nouvel ordre moral à travers le politiquement correct ou de faire monter la pression sociale par le biais de campagnes de disqualification d’une personne sur les réseaux sociaux (cancel culture). Ils contournent les institutions, notamment la justice, mais également des principes aussi essentiels que la présomption d’innocence, la prescription ou les droits de la défense.

Pour la majeure partie de ces mouvements, l’intervention de la justice apparaît inadaptée car jugée « patriarcale » et « verticale », ajoutant du traumatisme au traumatisme1. Le jugement est sévère, et en partie justifié, mais par quoi la remplacer ? Jamais, semble-t-il, la demande de justice n’a été aussi forte, mais jamais non plus le crédit du droit et des institutions n’a été aussi faible. Comment surmonter cette contradiction ? Certainement pas par un retour à l’ordre ancien, mais plutôt en imaginant des institutions intégrant la transformation de la démocratie à laquelle aspirent ces mouvements. Les réflexions qui suivent voudraient contribuer au dénouement de cette crise en se demandant ce que pourrait être une justice de l’intime.

L’intime, une sphère de justice ?

À la différence des coups et blessures qui s’attaquent au corps et de l’injure verbale qui n’est que symbolique et psychique, les violences sexuelles causent un préjudice indissociablement physique et moral. Elles affectent l’estime de soi, qui renvoie aussi bien à la confiance en soi que réclame la vie sociale qu’à la dynamique de construction de soi à travers les autres. L’idée d’estime de soi laisse échapper l’indispensable part d’amour – et de reconnaissance – de quelques très proches. L’intimité désigne précisément ce lieu où le soi et les autres s’entremêlent pour le meilleur et pour le pire.

L’intime est le lieu de constitution d’une personne qui peut donc devenir celui de son empêchement ; il peut apporter autant l’épanouissement par l’amour que l’enfermement à vie avec un intrus, voire un tortionnaire, en raison d’une violence souvent de nature sexuelle. Cet aspect relationnel de l’intime introduit une dimension de justice – mais d’une justice qui ne relève pas de la loi sociale et encore moins de la loi juridique : « La violence dans la société intime offense, mais ne blesse point. Au-delà ou en deçà de la justice ou de l’injustice2. » Cette affirmation de Levinas est exacte dans une vie intime, mais ne considère pas la violence comme impossibilité d’accéder à l’intime du fait d’une agression ou d’un système politique totalitaire qui se définit par un contrôle brutal et envahissant de l’intimité. L’intimité n’est donc pas une grandeur juridique, mais elle est néanmoins assujettie, serait-ce indirectement, au droit, qui peut ­l’empêcher ou la garantir. La question que pose alors la justice de l’intime est de savoir sous quelles conditions les institutions démocratiques doivent intervenir pour protéger l’intime, cette « profondeur exacerbée3  ».

À la différence de la justice éducative, thérapeutique ou réparatrice, qui désigne des objectifs, la justice de l’intime se définit par un domaine. Son rôle ne peut y être que subsidiaire et occasionnel tant l’intime aspire à une liberté absolue. Comme le politique, l’intime est un espace où la liberté de chacun est la plus souveraine : on est capable d’aimer qui l’on veut et d’élire ses amis sans avoir à en rendre compte. Il s’agit d’une sphère autonome dans laquelle la justice n’intervient qu’en cas d’abus et de violences. Encore faut-il que ces derniers soient dénoncés, et que la plainte soit entendue et, plus encore, audible.

C’est la raison pour laquelle la dénonciation actuelle de nombreux crimes sexuels constitue un tournant démocratique majeur, en ce qu’ils exigent un décrochage entre la justice et la hiérarchie des classes sociales : la justice n’est plus cantonnée dans la gestion de la pauvreté, mais doit intervenir désormais contre des puissants (songeons aux affaires Dominique Strauss-Kahn ou Harvey Weinstein). Le domaine sexuel égalise en quelque sorte les hommes, car ils sont égaux devant le désir et que, contrairement aux idées répandues, ni l’éducation, ni la spiritualité, ni l’art ne les aident à sublimer leurs pulsions ; tout au contraire, ils les mettent dans une position sociale qui rend la domination et l’emprise plus faciles.

Ce lien avec le politique confère à l’intime un potentiel à la fois subversif et régénérateur. Le mouvement #MeToo, aidé par la force des réseaux sociaux, a mis fin à l’invisibilité des violences sexuelles, qui reposait sur le contexte sexuel, qui n’est jamais public, mais résultait aussi de l’oppression sociale ou institutionnelle, facteur qui, parmi d’autres, inhibe le dépôt de plainte et explique un chiffre noir si élevé. D’où le risque à les dénoncer, car il faut lutter contre des « grandeurs d’établissement », dirait Pascal.

Ces mouvements remettent en cause une répartition implicite du travail moral. La justice pénale se consacrait essentiellement au maintien de l’ordre public, c’est-à-dire aux violences visibles, aux dommages corporels, et ne s’emparait des questions sexuelles qu’en cas de scandales publics. Pour le reste, le droit s’en remettait volontiers à d’autres registres de normativités : l’ordre interne aux familles, les mœurs ou la religion (aux juridictions canoniques en l’occurrence)4. C’est cette indirect rule qui n’est plus tolérée5.

Les revendications contemporaines constituent un bouleversement culturel, car c’est la hiérarchie sociale de la culture qui est la cible de cette nouvelle demande de justice. En d’autres termes, les revendications ne portent plus sur les biens et la répartition des richesses, ni sur la nation et son devenir face à l’ennemi, mais sur les mœurs, c’est-à-dire ce qui réunit un consensus plus profond et surtout plus implicite que les ­opinions politiques.

Ces mouvements bouleversent les catégories du jugement politique de plusieurs manières. Tout d’abord, les juristes doivent intégrer que la politique est composée non pas de deux mais de trois sphères : le public, le privé et l’intime. Ces sphères jouent un rôle essentiel, car chacune dessine non seulement une forme de droit mais également une forme de justice.

Une telle tripartition invite à dépasser une opposition forte, jugée par certains indépassable, entre le sujet et l’État. Le juriste classique doit manier une liberté qui ne se confond pas avec celle de l’individu isolé, implicite dans les droits de l’homme par exemple, mais qui désigne plutôt une liberté de construire des liens, d’entrer dans des relations qui structurent et transforment. La justice prend alors la signification de réparer le sujet dans son intimité lorsqu’elle a été violée et de lui restituer sa capacité de créer de nouveaux liens qui libèrent. Qu’il est loin le face-à-face stérile entre soi et les normes, sur lequel s’est fondé une sorte d’esprit libertaire aujourd’hui dépassé ! C’est dans l’autre, dans ces relations privilégiées, intimes, que le soi se constitue ou échoue irrémédiablement à accéder à la liberté ; être libre, comme aimer, c’est en effet être « auprès de soi dans l’autre6  ».

Il lui faut aussi dépasser l’opposition entre la liberté conçue comme l’absence de normes et la perception du droit comme un ordre juridique rigide. C’est en concevant leur lien nécessaire que l’on pourra percevoir la demande de normes qui se cache derrière le mouvement # MeToo7. L’intime se constitue contre l’ordre établi, sans rejeter toute protection normative. Mais la protestation n’est plus une demande de liberté par désintérêt, négative en quelque sorte, mais une demande de reconnaissance et de protection par la justice. Enfin, peut-être que cette nouvelle normativité n’empruntera plus les canaux précédents ; elle s’édictera moins par des lois, qui se situent dans le registre de l’interdiction et de l’autorisation, et plus par les mœurs, sous le contrôle de la justice par le biais de la justiciabilité.

La justice comme cadre de reconnaissance

La dimension de l’intime oblige la justice à aller au plus profond d’elle-même et à s’aventurer au-delà des catégories rassurantes du droit et de la procédure ; la justice de l’intime ouvre sur l’intimité de la justice, c’est-à-dire sur sa nature symbolique. Elle invite à dépasser l’alternative entre le juridique ou le psychologique, le répressif ou le thérapeutique, la peine ou le soin, en se situant au point de leur articulation. C’est dans ce registre que se situe la reconnaissance. Celle-ci prend tout son sens en prenant appui sur l’intime, comme la nécessité de construire « la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes8  ». La reconnaissance comme acte de justice consiste en la confirmation d’une personne que la violence de nature sexuelle a empêchée d’être.

La caractérisation juridique du viol comme violation du consentement ne suffit pas à saisir la profondeur du préjudice causé à l’intimité de la victime. L’agresseur ne s’introduit pas seulement dans le corps et ne se contente pas de forcer le consentement. Il s’invite durablement, par le souvenir du traumatisme, dans l’intimité de la victime et, ce faisant, la pervertit. Le viol se traduit par l’imposition d’une partie de soi détestable à soi, quelque chose comme l’enfermement sur soi mais avec un étranger. Alors que nous avons pu définir avec Hegel l’intimité comme le fait d’être « auprès de soi dans l’autre », la violence sexuelle aboutit à être « loin de soi à cause de l’autre ».

Le plus souvent, la victime est définie par sa souffrance. C’est la souffrance qui suscite la compassion, et qui produit la créance d’engagement auprès de la victime. Mais la psychologisation de l’intime est un autre effet de sa privatisation9. Jamais les soins ne pourront se substituer au besoin de reconnaissance pour retrouver la confiance en soi.

Tout se passe comme si les violences sexuelles ancraient une vie entière dans le traumatisme qui devient négativement fondateur. Les violences sexuelles provoquent une dévastation intérieure, invisible et infinie de l’être. Les victimes décrivent une vie – certaines disent une « survie » – empêchée, gâchée, parfois suicidée. Si vivre est « réaliser toutes les ­possibilités de la vie10  », leur vie est arrêtée, comme arrimée à un acte qu’elles ne peuvent dépasser seules. Le viol et plus généralement l’agression sexuelle constituent une expérience première, d’où toutes les autres prennent leur source11.

La justice devrait peut-être abandonner ses réflexes punitifs et s’orienter vers une justice de la reconnaissance.

Une justice véritablement centrée sur les besoins exprimés par les victimes aurait pour objectif « une sorte de ravaudage de leur capacité à entrer dans la relation avec autrui12  ». Pour y parvenir, la justice devrait peut-être abandonner ses réflexes punitifs et s’orienter vers une justice de la reconnaissance. L’important, pour ces victimes, est que le viol soit correctement qualifié juridiquement et qu’elles voient l’agresseur occuper sa vraie place, c’est-à-dire celle d’accusé. Le premier acte de la justice est spatial en assignant à chacun une place et, de ce fait, en introduisant une distance qui fasse cesser l’indifférenciation ancestrale entre la victime et l’auteur d’agression sexuelle. Georges Vigarello montre que, jusqu’à la fin du xviiie siècle, le crime sexuel enveloppe l’auteur et la victime d’une même indignité13. Ce n’est qu’au terme d’un long travail coextensif au développement de la psychologie que la distinction entre la faute criminelle et le préjudice sur la victime se précise. Subsiste néanmoins une honte chez la victime, qui est suspectée d’avoir participé à son malheur, d’une manière ou d’une autre.

L’agent du silence n’est pas qu’à l’extérieur, dans le social, mais aussi, voire surtout, à l’intérieur de la victime. C’est pourquoi cette dernière attend de l’acte de reconnaissance, en plus de faire cesser la suspicion d’indignité qui enveloppe indistinctement le prédateur avec elle, qu’il expulse cet intrus qui lui barre l’accès à une intimité épanouissante. Elle attend de la justice qu’elle congédie ce tortionnaire interne, qu’elle sépare ainsi la victime de l’auteur, mais aussi qu’elle la libère d’une partie détestable d’elle-même, nourrie de souvenirs qui la bloquent.

Il est donc essentiel de voir reconnaître par un tiers public le fait qu’elle a été victime. Mais cette reconnaissance ne doit pas nécessairement se produire publiquement. La publicité de la justice ordinaire est en effet à double tranchant et peut contribuer à dévaster ce qui précisément devait être protégé, à savoir l’intimité. Tout l’enjeu délicat d’une justice orientée par la reconnaissance est d’organiser une publicité inhérente à la survenue d’un tiers de justice, mais qui ne se retourne pas contre la victime.

La justice de l’intime doit lutter contre les crimes sexuels en heurtant le moins possible l’intimité qu’il faut préserver. Puisqu’il s’agit d’une atteinte à l’être plus qu’à l’avoir, la réparation organisée par la justice doit s’orienter vers l’aménagement d’une reconnaissance possible par l’auteur, voire une reconnaissance mutuelle, plus que vers une réparation chiffrée ou qu’une peine de prison pour une période déterminée. Ce qui est offert à l’accusé, c’est précisément d’échapper au temps de la peine par le moment de la reconnaissance – reconnaissance des faits qui vaut reconnaissance de la victime. « La reconnaissance, écrit Ricœur, est une équivalence qui ne se mesure, ni se calcule14.  » La justice de l’intime doit accorder la priorité à une forme de justice non quantitative.

Une justice qui rend capable

Dans la justice de l’intime, la reconnaissance est attendue de l’auteur du crime encore plus que du juge. D’où l’idée qu’au dépôt de chaque plainte, il soit proposé à la victime qui connaîtrait son agresseur, de commencer la procédure par un rendez-vous judiciaire sur convocation d’un juge. Il serait offert à l’agresseur désigné la possibilité de reconnaître les faits de manière détaillée et circonstanciée avec, en contrepartie, la garantie qu’au cas où une peine serait prononcée, elle ne pourrait consister en un emprisonnement. Il reviendrait à la victime de choisir cette voie réparatrice.

Si ce qu’attendent les victimes, c’est l’obtention d’un aveu de la bouche même de leur agresseur, il faut que la justice repense son utilisation de la contrainte. Peut-être doit-elle s’éloigner d’un exercice direct pour se diriger vers la recherche d’incitatifs à l’aveu en s’inspirant des formes pratiquées par la justice réparatrice. Les différents programmes de vérité et réconciliation ont expérimenté des formes de « prime à l’aveu ». Ce fut le cas de la commission sud-africaine post-apartheid, célèbre entre toutes, mais c’est aussi le cas aujourd’hui en Colombie, où les militaires qui collaborent avec la justice ont la possibilité d’exécuter leur peine en milieu ouvert ou par des travaux d’intérêt général. L’expérience sud-­africaine a en outre montré que cette offre n’était pas motivée par le seul désir d’apaisement, car nombre de faits graves ne pouvaient être connus autrement que par l’aveu de leurs auteurs. N’est-ce pas le cas aussi pour la justice de l’intime ? Ce n’est plus le secret d’État qui fait obstacle, mais le secret de l’intimité et le désir de préserver sa dignité.

Cette nouvelle perspective s’inscrirait dans la recherche d’une sanction civique du viol plutôt que dans sa répression pénale. La sanction serait ici comprise comme un dire public qui certifie la réalité d’un fait, l’officialise. Une telle approche procéderait d’une conception renouvelée de la puissance publique, qui a pour objectif non seulement de punir mais aussi de remettre en capacité ; c’est l’idée d’empowerment qui s’impose comme un impératif après une agression, peut-être même indépendamment de l’identification de l’auteur.

Si la justice ne doit pas faire plus de mal qu’il y en a déjà, ne pas ajouter la souffrance à la souffrance, l’objectif de la rencontre proposée est d’être moins « substitutive » que celle qui passe par le spectacle et l’avocature. L’institution judicaire est le produit d’un système de substitutions multiples15 : substitution du procureur et du prince à la victime pour la venger et contrôler la vengeance ; dépossession du pardon (l’interdiction de mettre soi-même fin à un outrage) ; substitution de l’avocat à la partie qu’il représente, substitution de la parole aux actes ; substitution de l’accusé à la société ; exemplarité de la peine. Une justice non substitutive ne profite pas de la souffrance d’une femme pour susciter un spectacle qui ajoute à son mal.

La justice de l’intime cherche ainsi une sorte de parallélisme entre la rencontre du crime et la rencontre de justice : le mal s’est déroulé dans l’intimité, sa solution se trouve dans un face-à-face mais garanti, dans lequel la loi intervient, ce qui confère une dimension publique, triangulée par autrui, par la présence du groupe, mais sans le traumatisme.

Alors que la reconnaissance est un effet secondaire de la justice traditionnelle, elle devient l’objectif premier de cette forme de justice. Le défi est d’imaginer une forme qui soit à la fois publique et non accessible au regard de tous ; intersubjective et soucieuse de l’objectivité des faits ; séparatrice et réparatrice de l’intime.

Une redéfinition du tiers

Les associations de femmes victimes reprochent aux juges de n’être pas véritablement impartiaux, car ils mobilisent pour l’évaluation des faits des préjugés inconscients et des biais professionnels. Pour lutter contre ces préjugés, il faut considérer la victime comme l’authentique sujet d’un savoir propre, d’un savoir « expérientiel16  » que les juges doivent prendre en compte.

Le savoir expérientiel n’est pas que l’expression d’une sensibilité, qui obligerait à un surcroît de politesse ou de courtoisie de la part des institutions. Il a la valeur d’une épistémè de la rencontre de deux points de vue, de deux statuts du savoir : le savoir de chaire (cathèdre) et le savoir de chair (vécu). Ce savoir propre relaie en quelque sorte, dans le procès, le rôle de détotalisation de l’histoire sur lequel insiste Ricœur17.

Cette nouvelle attitude du tiers, qui doit se départir de tout préjugé mais surtout de sa propre représentation du monde, a été problématisée par Miranda Fricker18 sous le terme de « justice épistémique ». Elle renvoie aux rapports entre savoir et pouvoir et à une nouvelle relation à l’autorité. Nos contemporains n’acceptent plus l’autorité, qu’elle soit scientifique ou psychiatrique. Nombre d’études sociologiques révèlent que ­l’établissement d’une preuve est inséparable d’un récit19. D’où la revendication que le contradictoire puisse s’étendre non seulement à tous les faits mais également à leur mise en récit et aux risques de biais cognitifs. Le contradictoire intervient trop tard aujourd’hui, car la séparation entre science et récit, entre fait et droit, ne tient plus.

Par la reconnaissance de la diversité de la perception du réel, par diverses sensibilités, la justice épistémique exige un cheminement probatoire plus réflexif et plus contradictoire. Une co-construction d’une réalité soumise à débat est très différente de la contre-expertise, qui reste dans un savoir constitué. La justice épistémique se situe dans le prolongement direct de l’impartialité herméneutique, qui doit présider à la prise en compte du savoir expérientiel. Ce nouveau rapport à la vérité s’avère de surcroît avoir une importance capitale pour l’acceptation sociale de la décision.

La justice épistémique réclame dans tous les domaines une participation du public et de ses multiples sensibilités. Cela correspond à un nouveau lien social plus marqué par la diversité que par une communauté morale, et peut-être une redéfinition de l’espace public, qui n’est plus considéré comme neutre (la neutralité est considérée comme nécessairement trompeuse) mais comme la confrontation rationnalisée des expériences subjectives.

Une justice incertaine qui mérite d’être tentée

La répression des violences sexuelles trouve vite ses limites dans la difficulté d’établir les faits d’un acte qui se déroule en général à l’abri des regards. On se trouve vite dans une confrontation stérile entre la parole de l’une et la parole de l’un. La justice de l’intime doit se contenter de récits plus que de faits.

Leur formulation est déjà une victoire : « Chaque fois, écrit Hannah Arendt, que nous décrivons des expériences qui ne sont possibles que dans le privé ou dans l’intimité, nous les plaçons dans une sphère où elles prennent une sorte de réalité qu’en dépit de leur intensité, elles n’avaient pas auparavant20.  » D’autres usages du langage sont possibles, et notamment de performatifs, tels que « je reconnais les faits », voire « je vous demande pardon ». Pour ces actes de langage, c’est moins l’énonciation de la parole qui compte pour la reconnaissance que sa réception – « heureuse » dans le vocabulaire de Austin.

Le récit, parce qu’il est plus investi affectivement, excède la valeur de témoignage et gagne en émotion ce qu’il perd en objectivité. Mais peu importe, car être reconnu, c’est se sentir reconnu, ce qui dépend de la rencontre d’une aspiration à être reconnu et d’une disposition à reconnaître.

La rencontre de ces deux états d’esprit procédera d’une explication réciproque et plus encore d’une « sémiologie de l’invisible21  ». Dans l’intimité, le consentement ne se formalise pas nécessairement. Il faut explorer une vaste zone infra-linguistique où l’essentiel est signifié plus que formulé. Il faut donc se méfier d’une conception « notariale » du consentement, qui concerne le domaine du privé mais non celui de l’intime. On pense, par exemple, aux cas de mise en danger de soi par la victime (notamment par l’alcool). Il est tout à fait possible que la victime et l’accusé tiennent des discours contradictoires, mais qu’ils soient néanmoins de bonne foi. D’où l’importance du sens rétrospectif que la justice apporte à ces ­comportements. Une fois encore, on retrouve la problématique des crimes contre l’humanité, dans lesquels les acteurs ont leur conscience morale comme anesthésiée par le système légal, comme ici les agresseurs par l’ordre patriarcal.

Enfin, aborder la violence sexuelle uniquement en termes de consentement ne permet pas de saisir la relation d’emprise. Celle-ci occupe une place déterminante dans nombre d’affaires dans lesquelles le consentement est formellement donné mais sans réelle liberté (on songe aux agressions sexuelles commises par une autorité, dans l’Église catholique par exemple, mais aussi aux abus de position dominante dans le monde de la culture).


La parenté entre l’intime et le monde politique n’a cessé de se confirmer au fil de nos développements. Comme s’ils prenaient en étau le domaine privé, celui qui répond le mieux au droit. On a été surpris de voir un même vocabulaire de justice mobilisé pour les crimes de masse et pour les crimes massifs, notamment sexuels. Une même problématique s’est montrée pertinente pour la justice de l’intime et pour la justice de l’histoire, pour le plus petit, le plus proche de l’expérience sociale et pour le plus grand, le plus lointain. La convergence de ces deux formes de justice vient peut-être de ce que les deux touchent au niveau constitutif de la société. Le besoin de justice est ressenti pour remédier à un effondrement, comme la seule ressource pour dépasser la violence, faute de pouvoir l’éliminer de l’histoire, qu’elle soit personnelle ou collective. Les deux se rejoignent dans une visée reconstructive, voire ­re-constitutive, qui s’ajoute aux missions distributive et rétributive généralement reconnues à la justice.

  • 1.Des études récentes en France ont révélé qu’une partie importante des femmes qui ont porté plainte devant la justice le regrettent à la fin du parcours, même quand leur agresseur a été condamné. Voir Véronique Le Goaziou, Viol. Que fait la justice ?, préface d’Antoine Garapon, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
  • 2.Emmanuel Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 32.
  • 3.Michaël Fœssel, La Privation de l’intime. Mises en scène politiques des sentiments, Paris, Seuil, 2008, p. 12, Toutes ces réflexions doivent énormément aux analyses ouvertes par ce livre.
  • 4.Voir Arlette Farge et Michel Foucault, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1982.
  • 5.L’indirect rule désignait, dans la colonisation britannique, le renvoi aux droits locaux pour trancher certaines questions jugées non essentielles à la Couronne.
  • 6.L’expression est de Hegel dans L’Esprit du christianisme et son destin, trad. Franck Fischbach, Paris, Presses Pocket, coll. « Agora », 1992, p. 75, cité dans M. Fœssel, La Privation de l’intime, op. cit., p. 85.
  • 7.« Le paradoxe du grand mouvement de libération sexuelle, c’est qu’il aboutit aujourd’hui non pas à une réaction qui voudrait un retour en arrière, mais plutôt à une demande de normativité pointilleuse des comportements sexuels et d’exigence de transparence de la vie privée, certes accentuée par les réseaux sociaux, mais centrée autour d’une recherche plus générale d’une normativité explicitée en permanence. […] La culture dite de libération achève sa course dans une explosion de normativité » (Oliver Roy, « L’Europe est-elle chrétienne ? » [en ligne], Le Grand Continent, 19 octobre 2018).
  • 8.On aura reconnu la « petite éthique » définie par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
  • 9.M. Fœssel, La Privation de l’intime, op. cit., p. 121.
  • 10.C’est la définition qu’en donne le dictionnaire Robert.
  • 11.« La seule chose que le temps n’aura pas corrompue, c’est cette première demi-heure que je viens de raconter et les deux heures à venir. [Il a été violé sous la menace d’une arme par un inconnu à l’âge de 12 ans.] Elles sont incorruptibles. D’elles partent les mille fils dont la vie est faite, formant une grosse pelote, un nœud gordien intranchable. Elles sont intactes, ces heures, pures et glaciales comme figées derrière une paroi de verre. Dans les moments de désespoir, elles m’apparaissent les seules réelles, les trente années qui ont suivi sont dans les brumes du rêve. Tout le reste est gazeux, immatériel. La lumière de tous les jours ne les touche pas et ne les altère pas. Elles sont les trois seules heures de mon existence qui peut s’y résumer. Comme si je n’avais été conçu que pour elles, comme si les milliers d’heures et de jours égrenés depuis avaient été engendrés par elles seules, y avaient puisé leur sève, leur raison d’être et leur principe premier. Elles en sont le foyer, la source, en même temps que le cancer qui lentement me grignote. Elles peuvent parfois sembler s’effacer, permettant de goûter la vie sans amertume. Et puis, au moment où l’on s’y attend le moins, au moment où l’on les croit tenues à une distance respectueuse de sa vie, elles viennent frapper au carreau les trois petits coups secs qui me rappellent à elles » (Paul Baldenberger, À la place du mort, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2018, p. 87).
  • 12.V. Le Goaziou, Viol, op. cit., p. 81.
  • 13.Georges Vigarello, Histoire du viol (xvie-xxe siècles), Paris, Seuil, 1998.
  • 14.Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Gallimard, 2005, p. 322.
  • 15.Je me permets de renvoyer à Arthur Dénouveaux et Antoine Garapon, « Victimes, et après ? », Tracts Gallimard, no 10, novembre 2019.
  • 16.Voir Yves Lochard, « L’avènement des “savoirs expérientiels” », La Revue de l’Ires, no 55, 2007/3, p. 79-95.
  • 17.Paul Ricœur, « Renoncer à Hegel », dans Temps et récit III. Le Temps raconté, Paris, Seuil, 1991, p. 371.
  • 18.Miranda Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2007.
  • 19.Voir Romain Juston Morival, Médecins légistes. Une enquête sociologique, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
  • 20.Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 90.
  • 21.M. Fœssel, La Privation de l’intime, op. cit., p. 67.

Antoine Garapon

Magistrat, juge pour enfants, il a fondé l'Institut des Hautes Etudes sur la Justice (IHEJ), où il observe les mutations de la place du droit dans nos sociétés. Il anime sur France culture une émission consacrée à la pensée juridique, « Le Bien commun ». Il a développé sous le même nom une collection d'ouvrages, aux éditions Michalon, qui permettent de présenter des auteurs qui, sans être…

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Femmes en mouvements

Les femmes sont au cœur de nombreux mouvements sociaux à travers le monde. Au-delà de la vague #MeToo et de la dénonciation des violences sexuelles, elles étaient nombreuses en tête de cortège dans le soulèvement algérien du Hirak en 2019 ou dans les manifestations contre le président Loukachenko en Biélorussie en 2020. En France, leur présence a été remarquée parmi les Gilets jaunes et dans la mobilisation contre le dernier projet de réforme des retraites. Dans leur diversité, les mouvements de femmes témoignent d’une visibilité et d’une prise de parole accrues des femmes dans l’espace public, de leur participation pleine et entière aux débats sur l’avenir de la cité. À ce titre, ils consacrent l’existence d’un « sujet politique féminin ».