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Crédits photo : Canva
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L’imprescriptibilité des crimes sexuels sur les mineurs : l’« exemple » belge

La Belgique a adopté sans débat une loi qui rend imprescriptibles les infractions sexuelles commises sur les mineurs. Mais cette mesure avant tout symbolique n’offre dans les faits aucune protection supplémentaire aux victimes, là où les gouvernants auraient pu renforcer les services publics chargés de prévenir les violences, et engager un débat de fond sur les manières lutter contre les violences sexuelles.

Lors d’un débat récent consacré à la prescription1 qui l’opposait à l’avocate Marie Dosé2, la juriste et ancienne présidente de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, Catherine Le Magueresse, a salué un arrêt récent de la Cour constitutionnelle de Belgique. Rendu le 9 juin 2022, cet arrêt a rejeté l’action en annulation introduite par la Ligue des droits humains et l’Association syndicale des magistrats contre une loi qui rend imprescriptibles les infractions sexuelles commises sur les mineurs. Rappelons qu’en France, le délai de prescription pour les crimes sexuels commis sur des mineurs est aujourd’hui de trente ans à compter de la majorité de la victime. Faut-il aller plus loin et suivre l’exemple belge ? À y regarder de plus près, il n’est pas sûr que la réforme pénale adoptée par la Belgique soit de nature à renforcer la lutte contre les crimes sexuels commis sur des enfants.

D’une part, le texte adopté le 14 novembre 2019 à l’unanimité des parlementaires (moins l’abstention des écologistes et d’un député indépendant) rend imprescriptibles tous les crimes et délits sexuels quelles que soient leur nature et leur gravité – et ce y compris les attentats à la pudeur, le voyeurisme ou la distribution de matériel pédopornographique. Est ainsi rompu le principe relatif à la gravité de l’infraction, qui régissait jusque-là la prescription en matière pénale3. La Belgique s’est donc portée un cran plus loin que les Pays-Bas, dont le régime d’imprescriptibilité ne vise que les infractions sexuelles commises sur des mineurs susceptibles d’entraîner un emprisonnement d’au moins huit ans. Dans son arrêt de 2022, la Cour constitutionnelle de Belgique a estimé que le régime de prescription pouvait obéir à un critère autre que la gravité de la peine encourue, pour autant que ce critère soit « objectif et pertinent ». En l’espèce, a jugé la Cour, la « vulnérabilité particulière » des victimes visées permet de justifier que de « simples » délits sexuels commis sur des mineurs soient désormais imprescriptibles4. Ce qui aboutit à la conséquence qu’en Belgique, montrer son sexe à des adolescents qui passent dans la rue est désormais un acte imprescriptible là où le meurtre (fût-ce d’un enfant) ou le viol d’un majeur reste soumis à prescription. On dira que le geste est symbolique et qu’il ne vise qu’à exprimer de façon solennelle le refus des parlementaires de toute atteinte portée à l’intimité des mineurs. Reste qu’on ne peut s’empêcher de songer ici à l’ironie de Karl Marx dans ses écrits consacrés aux débats relatifs au vol de bois. À un député qui soulignait que c’est précisément parce qu’on ne qualifie pas de « vol » le fait de ramasser du bois mort sur la propriété d’autrui que cela se produit si souvent, Marx répondait : « Le même législateur, d’après cette même analogie, devrait conclure : c’est parce que l’on ne considère pas un soufflet comme un meurtre que les soufflets sont si fréquents. Que l’on décrète alors qu’un soufflet est un meurtre5. »

Il est significatif que la loi belge ait été adoptée sans réel débat.

D’autre part, les auteurs de la proposition de loi ont justifié leur volonté de rendre imprescriptibles les crimes et délits sexuels commis sur des mineurs en opposant l’« absolution » – dont bénéficierait l’auteur de l’infraction grâce à l’écoulement du temps – à la situation de la victime, « qui devra métaboliser, durant le reste de ses jours, les séquelles – tant physiques que psychiques – de l’atteinte particulièrement grave portée à son intégrité ». Mais c’est pour admettre aussitôt « qu’il ne sera plus possible de trouver des preuves des années après les faits, et qu’une action juridique aboutira à un non-lieu faute de preuves. Quoi qu’il en soit, nous estimons que la possibilité de recourir encore aux tribunaux revêt une importance symbolique, non seulement pour la société, mais surtout pour le processus d’acceptation des victimes6 ». Autrement dit, les auteurs de la proposition de loi tiennent pour acquis que le simple fait de pouvoir enclencher une action judiciaire – fût-elle vouée au non-lieu – participe de la reconstruction intérieure des personnes concernées. Nous ne nous engagerons pas ici dans le vaste et passionnant débat sur les potentialités « réparatrices » ou non d’une procédure pénale pour les victimes de crimes ou d’infractions. Mais, en l’espèce, il est permis de se demander, avec Antoine Leroy, si une ordonnance de non-lieu faute de charges suffisantes aidera vraiment des victimes à surmonter le traumatisme subi, surtout accompagnée de l’obligation de devoir verser une indemnité de procédure à la personne qui aurait abusé d’elles7.

Non contente de ne pas mieux protéger les victimes, la loi belge pourrait avoir cet effet pervers supplémentaire d’alimenter l’antienne de la « pathologie victimaire » à laquelle auraient cédé nos sociétés. Ce serait se tromper de cible. Pourfendre la victimisation n’est souvent « qu’une manière sophistiquée mais classique de pratiquer le déni à l’encontre des injustices, des inégalités et des violences8 ». Les revendications qui font valoir le traumatisme subi et la vulnérabilité particulière de celles et ceux qui ont été exposés à des violences sexuelles dans leur jeune âge sont d’abord des réclamations de justice9 qui n’ont pu se faire entendre autrement. Il est d’ailleurs significatif que la loi belge ait été adoptée sans réel débat, que ce soit au Parlement – où nul expert ne fut auditionné – ou au sein de la société civile. Cette rapidité fut même explicitement revendiquée par les partisans de la proposition par la nécessité de faire baisser au plus vite le taux d’incidence des abus sur les mineurs… sans que la moindre donnée sur un éventuel effet dissuasif de l’abolition de la prescription n’ait été avancée.

Ce qui montre que les risques en matière de recul de droits humains ne se situent pas à titre principal du côté de celles et ceux qui témoignent ou s’insurgent contre des logiques de domination et d’impunité dont elles ou ils ont été victimes. Ce sont plutôt les réponses politiques précipitées apportées à la révélation de ces abus qui posent souci. La volonté affichée des gouvernants de mieux tenir compte des atteintes aux personnes aurait pu conduire à un vaste élan pour renforcer les services publics susceptibles de prévenir les abus et d’aider celles et ceux qui les subissent à les dénoncer. Elle aurait pu venir à l’appui des multiples réflexions qui plaident pour une nouvelle pénologie qui combinerait réparation, prévention et réhabilitation. Mais, en l’absence d’un long et complexe débat démocratique, notre sensibilité croissante à la « vulnérabilité » des personnes risque surtout de nourrir une logique répressive marquée par l’extension des délais de prescription, la multiplication des exceptions aux durées prescrites, le refus de reconnaître l’irresponsabilité des mineurs ou des malades mentaux et la multiplication indéfinie de nouveaux délits – un danger souligné par Denis Salas dès 200510.

  • 1. France Culture, Avec philosophie, « Peut-on en finir avec l’impunité ? », 3 octobre 2022.
  • 2. Autrice de Éloge de la prescription, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021.
  • 3. C’était un des arguments des parties requérantes devant la Cour constitutionnelle, arrêt no 76/2022 du 9 juin 2022.
  • 4. Arrêt du 9 juin 2022, p. 15.
  • 5. Karl Marx [1842], « Débats sur la loi relative au vol de bois », dans Pierre Lascoumes et Hartwig Zander, Marx : du « vol de bois » à la critique du droit, édition critique, Paris, Presses universitaires de France, 1984, p. 134.
  • 6. Doc. parl., Ch. repr., 2019, no 55, 0439/001, p. 4.
  • 7. Voir Antoine Leroy, « L’imprescriptibilité des infractions sexuelles sur les mineurs : les effets boomerang pour les victimes d’une législation émotionnelle », Journal des tribunaux, no 6823, 2020, p. 214.
  • 8. Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2011, p. 408.
  • 9. Voir Paul Audi, Réclamer justice, Paris, Galilée, 2019.
  • 10. Voir Denis Salas, La Volonté de punir. Enquête sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.

Justine Lacroix

Justine Lacroix est professeure de science politique à l'Université libre de Bruxelles où elle dirige le centre de théorie politique. Elle est notamment l'auteure de La pensée française à l'épreuve de l'Europe (Grasset, 2008) et, avec Jean-Yves Pranchère de Le procès des droits de l'Homme (Seuil, 2016).…

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